Contrechamp

L’«INDUSTRIALISATION» DES COMMISSIONS VÉRITÉ

DROITS HUMAINS • Dans le monde entier, des commissions vérité reviennent sur des crimes passés. Pour Stephan Scheuzger, historien, elles présentent les traits d’une «industrie» mondialisée, au sein de laquelle «la souffrance concrète est souvent oubliée».  

Stephan Scheuzger est professeur boursier du Fonds national suisse (FNS) à l’Université de Berne depuis juin 2013. Auparavant, il a travaillé à l’Institut d’histoire de l’EPFZ où il s’est surtout penché sur son projet de thèse d’habilitation concernant l’histoire globale des commissions vérité. Entretien.

Stephan Scheuzger, vous étudiez les commissions vérité, censées contribuer à la réconciliation dans de nombreux pays. Au-delà de la rhétorique et des symboles, ont-elles un impact?
Tout à fait, mais ce dernier varie de cas en cas. Je rejoins là l’historien Michael Ignatieff: les commissions ont contribué à réduire le nombre de mensonges sur les crimes du passé qui circulaient impunément dans une société. Mais la plupart d’entre elles n’ont guère mené de réflexion sur ce qu’il fallait entendre par vérité et réconciliation, et sont parties du principe que la vérité appellerait automatiquement la réconciliation.

Leur travail a-t-il été contesté?
Les premières commissions ont vu le jour dans les années 1980 en Amérique du Sud: en Bolivie, en Argentine et en Uruguay, sous l’égide des nouveaux gouvernements démocratiques. Elles étaient censées enquêter sur les crimes de la répression des dictatures militaires et reconnaître une souffrance qui avait été niée auparavant. C’est en 1990, avec l’instauration de la commission vérité au Chili, qu’il a commencé à être question de «réconciliation». Il s’agissait de signaler aux militaires que le but n’était pas la vengeance mais la réintégration dans la société. Le grand problème de toutes les commissions résidait dans le fait qu’elles n’avaient pas seulement pour mission de documenter les crimes mais aussi les origines de la violence, et donc de fournir une interprétation de ce qui s’était passé. De fait, leur travail a toujours été controversé.

Ces commissions visent-elles à empêcher que des sociétés ne se déchirent dans leur transition vers la démocratie?
C’est une formulation un peu dramatique. A l’origine, l’instrument devait contribuer à instaurer des conditions démocratiques et un Etat de droit en enquêtant officiellement et en présentant la vérité sur les crimes violents d’un régime autoritaire qui venait d’être renversé. Mais cela a beaucoup changé. Depuis les années 1980, des dizaines de commissions ont œuvré sur quatre continents. La plupart en Amérique latine et en Afrique, et quelques-unes en Europe, aux Etats-Unis et au Canada. Les premières commissions enquêtaient uniquement sur les disparitions. A partir des années 1990, elles ont été instaurées pour procéder à un réexamen des atteintes aux droits de l’homme en général et aussi des actes de violence des groupes d’opposants. Elles sont devenues un moyen central de politique d’assimilation du passé dans les Etats en voie de démocratisation. Elles ont souvent été pensées comme une alternative à un examen judiciaire du passé lorsque le processus de démocratisation permettait difficilement de traîner les anciens dirigeants devant les tribunaux, comme au Chili. Après le tournant du siècle, les commissions ont été davantage vues comme un complément des procédures judiciaires. Ces dernières années, on les a aussi fait intervenir hors d’un contexte de changement politique. A l’île Maurice, on a tenté ainsi de s’attaquer au colonialisme et à son héritage depuis le XVIe siècle, et au Canada aux torts infligés aux indigènes par le système scolaire aux XIXe et XXe siècles.

Qui siège dans ces commissions?
Au début, surtout des personnes au bénéfice d’une formation juridique ou des représentants du mouvement des droits de l’homme. Ces gens avaient un poids moral, censé conférer une autorité à la commission. Plus tard, des spécialistes en sciences sociales les ont rejoints. Pendant longtemps, les historiens n’étaient presque pas représentés.

Quelle est la différence entre une commission vérité et une commission d’historiens telle la Commission Bergier?
La composition, les méthodes et la fonction. Les premières opèrent en règle générale dans un contexte de reconstruction de la démocratie et de l’Etat de droit, elles doivent faire la lumière sur des violations graves des droits de l’homme et auditionnent longuement les victimes, voire les auteurs des violations. Les commissions d’historiens ne sont pas liées à des constellations politiques. Elles étudient des formes très différentes de torts historiques, comme la spoliation économique, en recourant aux instruments des sciences historiques.

Les commissions sont-elles un instrument européen?
Je dirais au contraire qu’elles sont au premier chef un produit du Sud qui, dans la discussion autour de l’examen des crimes du passé (génocide, violations des droits de l’homme et autres torts historiques), a trouvé le chemin de l’Europe.
La plupart des commissions ont été actives en Amérique latine et en Afrique. Ces régions jouent un rôle très important dans la circulation du savoir-faire en matière de politique de mise en lumière du passé. Aujourd’hui, le tout présente les traits d’une «industrie» mondialisée.

Que voulez-vous dire par là?
Depuis la Shoah, la pression internationale sur les gouvernements démocratiques s’accroît pour que ces derniers ne retiennent pas seulement de leur passé de quoi nourrir une image positive de soi, mais réfléchissent de manière critique à leurs propres crimes. Dans les années 1990, les commissions étaient encore issues de processus sociétaux intérieurs, ce qui n’excluait pas un regard sur des théâtres voisins. Les Chiliens, par exemple, se sont basés sur le travail effectué en Argentine. Mais depuis le tournant du siècle, l’institutionnalisation de la «justice transnationale» est en marche, c’est un nouveau terrain théorique et professionnel. La Commission vérité et réconciliation d’Afrique du Sud a constitué à cet égard un événement central. Elle reste à ce jour, et de loin, la commission la plus importante et la plus complexe. Elle est aussi celle qui a le plus retenu l’attention internationale. D’où son caractère de modèle. Ce sont des acteurs éminents de la commission qui ont, avec d’autres, fondé en 2001 l’International Center for Transitional Justice à New York. Ce dernier a rapidement déployé une activité de conseil dans de nombreux pays. Les universités se sont aussi lancées dans la transmission de connaissances. Des organisations comme l’ONU, Amnesty International et Human Rights Watch déploient également une activité normative. Les solutions pour l’examen du passé sont de plus en plus souvent intégrées dans les processus politiques nationaux, grâce à une communauté d’experts transnationaux qui produit et gère ce savoir.

En quoi est-ce «industriel»?
D’un côté, par le mode de production des solutions. Même si, dans le discours des experts, il est toujours question d’adapter le processus aux conditions nationales, la communauté d’experts propose des instruments préfabriqués, de plus en plus normés. Cela peut conduire à l’échec, comme en Serbie-Monténégro où, pendant des années, une commission mal conçue a été incapable de mettre sur pied quoi que ce soit, avant d’être dissoute sans avoir produit de résultats, tout en ayant servi d’alibi aux politiques. Calquée sur le modèle sud-africain, elle avait été imposée en 2001 par des experts externes dans une constellation politique et sociale fondamentalement différente.
D’un autre côté, il y a l’aspect financier. La gestion des passés lourds et le transfert de ce savoir-faire forment un domaine où afflue beaucoup d’argent. L’existence de nombreux experts et d’organisations entières en dépend.

Cette industrie est-elle dominée par l’Occident?
Non, il s’agit d’un champ dans lequel opèrent aussi bien des acteurs occidentaux que du Sud. Cette communauté d’experts est cosmopolite, avec une importante circulation des personnes entre les différents théâtres nationaux concernés et les institutions de ladite communauté transnationale.

Les experts des commissions vérité sont confrontés aux destins individuels des victimes, mais travaillent de manière standardisée. Comment expliquez-vous cette contradiction?
Bien entendu, les experts ne diront jamais qu’ils procèdent de manière standardisée. Cependant, l’institutionnalisation et la bureaucratisation de la justice transnationale, tout comme ses catégories juridiques et sociales, entraînent des procédures derrière lesquelles la spécificité du tort causé et le caractère concret de la souffrance menacent de s’effacer. Les instruments d’examen du passé devraient être adaptés à la donne locale, politique, sociale et culturelle. Aux agendas des acteurs, aux relations que les groupes sociaux entretiennent vis-à-vis des institutions de l’Etat, aux représentations de vérité, de justice et de réconciliation. Mais aussi, pour la narration des souffrances vécues, aux formes de transmission. I

 

* Texte paru dans Horizons n° 97 de juin 2013, magazine du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS),
www.snf.ch/SiteCollectionDocuments/horizonte/Horizonte_gesamt/Horizons_97_F.pdf

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