Chroniques

Bamako

CIN-OPTIQUE
Bamako
Abderrahmane Sissako

Depuis quelques jours, j’avoue rester bouche bée devant la quasi-unanimité avec laquelle les medias semblent approuver l’intervention militaire française au Mali: on applaudit à cette chasse aux «terroristes», on salue unanimement le chef de guerre que semble être devenu Hollande, on montre complaisamment des Maliens qui remercient… C’est à peine si quelques voix se font entendre qui posent la question de la durée de cette intervention, de son enlisement potentiel, de ce qui va se passer après les gesticulations initiales.

C’est donc avec soulagement que j’ai lu l’éditorial de Christophe Koessler dans Le Courrier de jeudi dernier. L’éditorialiste pose plein de bonnes questions et lance sa réflexion à partir d’une chanson que l’Ivoirien Tiken Jah Fakoly chantait il y a presque vingt ans et qui dénonçait déjà le jeu de pompiers pyromanes qui se joue à nouveau ces jours-ci.

Pour le cinéphile que je suis, Bamako (en bambara «le marigot du caïman»!), ce n’est pas seulement le nom de la capitale du Mali, c’est aussi le titre du magnifique film d’Abderrahmanne Sissako sorti en 2006. Fakoly comme Sissako apportent une fois de plus la preuve qu’il faut écouter attentivement les artistes qui, par leur sensibilité, décrivent des réalités que nous ne voyons que plus tard, trop tard.

Dans Bamako, Sissako met en scène dans une cour africaine (la cour où il a vécu enfant) le procès de la Banque mondiale et du FMI. Un procès fictif, mais avec de vrais avocats et des personnalités importantes du monde culturel de différents pays africains qui jouent les témoins à charge. Sissako s’est donc emparé d’un genre cinématographique qui connut ses heures de gloire à Hollywood, le film de procès (Autopsie d’un meurtre, Le Verdict), pour dresser un réquisitoire contre les effets de la mondialisation en Afrique (étau de la dette et ajustements structurels aux effet bien plus catastrophiques qu’en Europe où on commence néanmoins à prendre conscience des résultats de cette idéologie mercantile): en enlevant aux Etats les moyens de dispenser un enseignement correct, d’avoir une vraie politique de la santé, de créer des infrastructures et des emplois on voue ces pays à la misère, les jeunes à l’exil ou aux différents trafics, l’administration à la corruption et l’armée à des rôles bien peu glorieux.

Mais le tour de force de Sissako réside peut-être moins dans les démonstrations verbales de la faillite économique et politique d’une Afrique trompée par nos démocraties que dans son idée de laisser la vie quotidienne se dérouler dans la cour même où se déroule le procès: dans cette cour, un marchand vend des babioles que l’avocat blanc trouve encore trop chères, une jeune fille passe pour faire sa toilette, on fait la lessive, on teint des cotonnades, et surtout, par un effet brechtien de distanciation, on semble assez indifférent aux discours prononcés. Sissako par ailleurs ouvre d’autres histoires: une enquête policière, le récit de l’échec du périple d’un jeune Malien qui pour gagner l’Europe a dû passer par le Sahara avec le risque d’y mourir comme un de ses camarades, il filme l’agonie d’un malade privé de médicament et un mariage impossible. Et même, avec une liberté insolente, le cinéaste montre des enfants qui regardent à la télévision «Règlement de compte à Tombouctou», une parodie de western spaghetti (le terrain de jeu du dernier Tarantino qui – hasard? – parle d’esclavage) dans laquelle des malfrats abattent un instituteur parce que le FMI a décrété que deux instituteurs par village, c’est trop!!! Malfrats qui sont à leur tour abattus par un justicier noir joué par Danny Glover! Et enfin, il fait chanter et crier un texte apparemment aussi revendicateur que poétique par son dernier témoin, un griot dont les propos ne sont pas traduits! Magnifique geste de fierté du cinéaste.

(Re)voir ce film (qui existe en DVD), c’est se donner la possibilité de comprendre un peu ce qui se passe en Afrique et de ne pas applaudir aveuglément à tout ce qui se donne comme chasse aux terroristes.

* Cinéphile.

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