LA PAIX EN COLOMBIE?
On respire un air différent dans les rues et les places de Bogota. Un air parfumé d’espérances et non plus celui – plombé, craintif, accablant – de la violence éternelle et du conflit interminable. La guerre en Colombie est une des plus anciennes du monde. Elle a commencé (ou s’est radicalisée) le 9 avril 1948, quand l’oligarchie fit assassiner Jorge Eliécer Gaitan, un leader politique immensément populaire qui prônait la justice sociale, y compris une réforme du système financier et une réforme agraire. Depuis, le nombre de victimes mortelles est estimé à plusieurs centaines de milliers… Aujourd’hui, dans un sous-continent largement pacifié, ce conflit – la dernière guerre de guérillas d’Amérique latine – apparaît comme le vestige d’une autre époque.
Lorsque, voyageant à travers le pays, on converse avec des diplomates, des intellectuels, des travailleurs sociaux, des journalistes, des professeurs ou des habitants de quartiers populaires, on arrive assez vite à la conclusion que, cette fois-ci, c’est pour de vrai. Les choses bougent en effet depuis que le président colombien Juan Manuel Santos a annoncé, début septembre, que le gouvernement et les insurgés allaient entamer officiellement des négociations de paix1 value="1">Les conversations pour la résolution du conflit auraient commencé secrètement à Cuba le 23 février 2012.. Dans un premier temps à Oslo, puis à La Havane, avec le soutien des gouvernements de Cuba et de la Norvège en tant que «garants». Les citoyens colombiens se sont mis à croire à l’issue négociée du conflit. Ils sentent que les contextes intérieur et extérieur les autorisent – avec prudence – à rêver. La paix serait-elle enfin possible?
Au cours de soixante-cinq ans de guerre, ce n’est pas la première fois que les autorités et la guérilla s’assoient à la table de négociations. Ce conflit a traversé de nombreuses étapes. Après l’assassinat de Gaitan, une véritable guerre civile – la «Violencia» – a démarré. Pour défendre les paysans et les classes moyennes, apparaissent alors des guérillas d’obédience libérale (Gaitan était le chef du Parti libéral). En s’appuyant sur les forces armées, qui comptent en leur sein des conseillers militaires américains, l’oligarchie conservatrice lance une authentique vague de terreur et de répression tous azimuts. Les groupes armés libéraux se réincorporent à la vie politique civile. Ce n’est pas le cas de petites unités actives dans les départements de Tolima, Huila et Cundinamarca, qui vont adhérer peu à peu au Parti communiste, et qui, dès 1964, fondent, sous la direction de Manuel Marulanda, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC).
Un an plus tard, en 1965, naissent l’Armée de libération nationale (ELN), influencée par la révolution cubaine, et l’Armée populaire de libération (EPL), bras armé du Parti communiste marxiste-léniniste (PC-ML), maoïste.
Puis en 1973 apparaît le Mouvement 19 avril (M-19), expression de la révolte d’une partie des classes moyennes urbaines contre la fraude qui avait privé le général Gustavo Rojas Pinilla de sa victoire à la présidentielle du 19 avril 1970. Ce groupe armé se radicalisera au fil du temps.
Les années 1980 voient l’émergence d’un «troisième acteur» (en plus de l’armée et des guérillas): les paramilitaires, financés par les grands propriétaires terriens et entraînés par l’armée, dont le but est de terroriser, en commettant des atrocités et des massacres, les bases sociales paysannes des diverses guérillas.
Il faut encore ajouter, à cette époque, un «quatrième acteur»: les narcotrafiquants qui possèdent leurs propres bandes armées, achètent la complicité des paramilitaires et paient des «impôts» aux guérillas.
Tel était, en synthèse, le panorama du conflit colombien jusqu’aux années 1990. Avec un élément social complémentaire constitué par les millions de paysans poussés, en raison de la violence dans les campagnes, à l’exode rural. Et qui sont venus d’entasser à la périphérie des grandes villes, notamment autour de Bogota, dont l’aire métropolitaine compte plus de 20% de la population du pays…
Qu’est-ce qui a changé au cours des dernières décennies? Il y a eu plusieurs tentatives d’en finir avec le conflit. Le président conservateur Belisario Betancourt parvient à établir, en 1984, un accord de «cessez le feu» avec les FARC et le M-19. Il s’engage à faire des réformes et à faciliter le retour à la vie civile des guérilleros. Les FARC y croient et créent alors le mouvement Union Patriotique (UP) qui participe aux élections de 1986 et obtient 6 sièges au Sénat, 23 députés et plus de 300 conseillers municipaux. Mais un tel succès électoral effraie l’oligarchie qui déclenche alors une vague d’attentats et d’assassinats contre les dirigeants de l’UP. En quelques semaines, plus de 3000 cadres de cette formation politique sont exterminés… Ce qui provoque un profond traumatisme chez les FARC. S’estimant piégées, elles ne croiront plus aux propositions de paix et ripostent en radicalisant la lutte armée. En revanche, le M-19, relativement épargné, se réincorpore à la vie politique civile.
En 1998, le président Andrés Pastrana crée la sensation en allant rencontrer, dans la jungle, Manuel Marulanda. Il relance les négociations de paix avec les FARC et, malgré les violentes critiques dont il fait l’objet au sein de son propre camp, démilitarise une vaste zone rurale dans la région du Caguan pour faciliter les contacts. Il en fait de même avec l’ELN. Mais les paramilitaires sabotent, une fois encore, ces efforts en multipliant les massacres d’agriculteurs. Les FARC non plus ne jouent pas le jeu et reprennent les combats. Déçu et dépité, le gouvernement signe alors un accord militaire avec les Etats-Unis et met en marche le «Plan Colombie» avec l’intention d’écraser la rébellion. Après l’élection d’Alvaro Uribe, en 2002, à la présidence de la Colombie, ce pari en faveur d’une option exclusivement militaire se renforce. Les offensives des forces armées redoublent d’intensité et d’efficacité grâce aux nouvelles armes sophistiquées fournies par Washington. Plusieurs importants chefs des FARC (Raúl Reyes, Alonso Cano, «Mono Jojoy») sont abattus.
Pourquoi le président Juan Manuel Santos, élu en août 2010 et qui avait été, de 2002 à 2008, un implacable ministre de la Défense, a-t-il choisi de négocier avec les FARC?
En premier lieu, les FARC ne sont plus ce qu’elles étaient. Evidemment elles demeurent la plus formidable guérilla d’Amérique latine avec leurs quelque 20 000 combattants qui opèrent sur des dizaines de fronts. C’est également le seul groupe de guérilla continental qui n’a pas été vaincu militairement2 value="2">Hormis les guérillas cubaine et sandiniste. Le Front Farabundo Marti (FMLN) du Salvador n’a pas été vaincu mais a été contraint de signer des accords en 1992, qui supposaient son démantèlement.. Mais la surveillance par satellite et l’usage intensif de drones permettent désormais aux forces armées de contrôler ses communications et ses déplacements. La forêt vierge, jusqu’à présent refuge naturel des FARC, est devenue une jungle de cristal transparent où la survie est de plus en plus aléatoire. Par ailleurs, la décapitation successive des états majors des insurgés complique énormément la réorganisation de la direction de la guérilla.
D’autre part, une importante partie de l’opinion publique a pris ses distances à l’égard des FARC, accusant celles-ci d’avoir eu recours à de détestables pratiques (enlèvements, exécution de prisonniers, attentats aveugles). Certes, la guérilla n’est pas vaincue et elle pourrait probablement poursuivre la guerre pendant des années. Mais ce qui est certain c’est que les FARC se trouvent désormais dans l’incapacité de l’emporter. La perspective d’une victoire militaire a disparu. Et cela change tout. Dans ces circonstances, si les conversations de paix aboutissaient à un accord digne, les FARC en sortiraient la tête haute. Elles pourraient dire alors adieu aux armes et reprendre le combat politique sur l’arène civile.
Mais si le président Santos a décidé, à la surprise générale, d’ouvrir des pourparlers de paix avec les insurgés ce n’est pas seulement parce que les FARC se trouvent affaiblies. C’est aussi – et surtout – parce que l’oligarchie latifundiaire qui, depuis soixante-cinq ans, s’oppose à une réforme agraire (la Colombie est pratiquement le seul pays du sous-continent qui n’a pas procédé à une redistribution des terres agricoles) n’a plus le pouvoir dominant qu’elle avait. Au cours des dernières décennies, une nouvelle oligarchie urbaine s’est consolidée, bien plus puissante que la vieille oligarchie rurale.
Pendant les années les plus terribles de la guerre, les grandes villes ont été coupées des campagnes en raison de l’insécurité. Il était impossible de circuler par voie terrestre d’une ville à une autre. Les liaisons s’effectuaient par avion. C’est ainsi que la «Colombie utile» était devenue une sorte d’«archipel de villes». Ces métropoles, autour desquelles s’agglutinaient des millions de personnes qui fuyaient le conflit, ont développé leur propre économie de plus en plus prépondérante (industries, commerce, services, finances, import-export, etc.). Le président Santos est le représentant de cette oligarchie urbaine. De même que l’ancien président Alvaro Uribe était celui des vieux propriétaires terriens opposés au processus de paix.
La fin du conflit intéresse l’oligarchie urbaine pour des raisons en premier lieu économiques. Parce que le prix de la paix – soit, probablement, une (modeste) réforme agraire –, sera à la charge de l’oligarchie rurale. Et pas à la sienne. Ensuite, parce que son intérêt n’est pas dans la possession du sol, mais du sous-sol. La paix permettrait enfin aux investisseurs des villes d’exploiter les immenses ressources minières du pays.
D’un autre côté, les chefs d’entreprise urbains estiment que, en cas d’accord de paix, une partie des énormes budgets de la Défense pourraient être consacrés à réduire les inégalités, encore abyssales. Et cela non pas par idéalisme social. Mais parce que ces entrepreneurs constatent que la Colombie a près de 50 millions d’habitants. Ce qui constitue une masse critique importante en termes de consommateurs des produits qu’ils fabriquent ou importent, à condition que le pouvoir d’achat de ces consommateurs augmente. Dans ce sens, ces hommes d’affaires ont observé que les politiques de redistribution à l’œuvre dans plusieurs pays d’Amérique latine (Venezuela, Brésil, Bolivie, Equateur, Argentine, etc.) ont réactivé la production nationale et favorisé l’expansion des entreprises locales.
A ces nombreuses raisons, s’ajoute un aspect de politique régionale. L’Amérique latine vit actuellement un grand moment d’intégration après la récente création de l’UNASUR (Union des nations du sud) et de la CELAC (Communauté des Etats latino-américains et caribéens) au sein desquelles la Colombie joue un rôle important. Face à cette dynamique, la guerre est un anachronisme, comme l’a dénoncé à plusieurs reprises le président du Venezuela Hugo Chavez. Les FARC le savent. De surcroît, la réalité actuelle de l’Amérique latine prouve que, pour une organisation de gauche, malgré les obstacles, la conquête du pouvoir par la voie électorale est possible.
De nombreux dangers guettent encore. Les adversaires de la paix (faucons étasuniens ou de l’armée, paramilitaires, latifundistes) n’hésiteront pas à saboter le processus. Mais tout semble indiquer, alors que les négociations se poursuivent, que le dénouement du conflit est proche. L’heure du silence des armes a sonné. Enfin.
Notes
* Président de l’association Mémoire des luttes medelu.org/, directeur du Monde diplomatique en español.