QUAND L’ART FLEURIT EN PRISON
«S’évader, c’est sortir, mais c’est aussi pour certains s’évader de cet univers limité pour entrer en soi. La prison est faite pour en sortir. Le prisonnier s’en sortira par la culture, la culture au sens large, c’est-à-dire en s’élevant, en faisant pousser quelque chose en lui.»
Pierre Truche, procureur général près la Cour de cassation à Lyon.
Lorsque je lui demande de parler de son travail à Champ-Dollon, à l’occasion d’une exposition des œuvres de détenues, Anouk Gressot est d’abord réticente. Onze ans, huit heures jour après jour de partage avec une vingtaine de détenues, la pression psychologique de personnes fragilisées aux langues et cultures diverses, savoir se préserver en restant à l’écoute, négocier avec le règlement pour maintenir un espace artistique, un lieu convivial si incongru dans l’univers carcéral, et encore entretenir l’atelier, les achats de matériel… Et si on parlait d’autre chose? Et pourtant elle accepte de me recevoir avec une gentillesse franche et directe. Je découvre une personne qui a de la ressource, cimentée par une réflexion profonde sur son art, le rôle de l’artiste et encore la vie et son sens. Certes, la prison est un lieu étrange pour une artiste et pourtant, rétrospectivement lorsqu’on se familiarise avec la démarche d’Anouk, on y discerne une continuité, un prolongement original.
Une maturité latine au Collège Rousseau en poche, un voyage autour du monde, un stage dans une manufacture de poterie en France, qui se prolonge par une formation de céramiste-potière à l’Ecole des arts décoratifs de Genève. Titrée, Anouk Gressot entre dans la vie professionnelle comme indépendante, crée un atelier de céramique artistique avec d’autres artistes, l’Atelier Tram 12, qu’elle animera durant vingt ans. En parallèle de réalisations artistiques personnelles et collectives, elle donne des cours pour enfants, adolescents et adultes, enseigne la céramique au Collège, collabore avec le Musée d’art et d’histoire de Genève, y crée des stages d’éveil créatif et conçoit du matériel pédagogique à l’attention des visiteurs. Et encore, elle anime des ateliers de céramique ouverts à des enfants de toutes nationalités.
Etre ancrée est un besoin vital qui définit son parcours, ses valeurs. «La terre et ses transformations sont à la source de mes questionnements et de mes investigations. Le matériau m’intéresse comme support d’expression. Mais la terre, c’est aussi la planète avec ses civilisations et son histoire. Le partage des découvertes et la transmission des émotions que procure le travail artistique caractérisent et rythment mon parcours. Il faut rester en prise avec la vie et la ville et la terre, la terre avec les hommes.» Elle y revient de façon lancinante. «L’art n’est pas une question d’ego, mais répond à un besoin primitif, fondamental, vital.» Certes, il y a des créateurs individuels, des génies sans doute, mais la «signature» ne l’intéresse pas, ni les modes. «Je crée toujours collectivement.»
Ce qui la conduit à enseigner? «Il n’y a pas de rupture entre la création et l’enseignement: je n’enseigne pas, j’installe les conditions pour la création par les personnes.» L’essentiel est de rester mobile, ouverte sur l’avenir, la découverte. «Le créateur bricole, il n’est pas guidé par une théorie.» C’est donc tout naturellement qu’elle se tourne vers des personnes «vierges artistiquement».
C’est un 15 mars 2001 que l’aventure a débuté. La personne qui s’occupait des ateliers à Champ-Dollon cherchait quelqu’un pour la remplacer. Ça tombait au bon moment. C’était la première fois qu’on lui proposait un travail rémunéré. Sans fausse pudeur, elle énonce: «Avec deux ados de 11 et 14 ans à charge, j’avais besoin d’un revenu régulier.» Elle hésite pourtant durant deux mois. Elle fait alors un stage d’un jour, découvre la cour des miracles. C’est le flash. En un clin d’œil, elle voit tout ce qu’il y aurait à faire. Beaucoup.
Elle créera un «atelier terre». Le nouveau directeur par intérim de l’époque, Constantin Franziskakis, actuellement directeur, lui donne carte blanche. Suivent les procédures de sécurité: certificat de bonne vie et mœurs, extrait de casier judiciaire, enquête sur la personne. On n’entre pas dans l’univers carcéral comme dans un moulin. Pas question non plus de faire faire des travaux par des entreprises extérieures. Tous les travaux de transformation se feront avec les détenues. Quatre mois de chantier et le travail proprement dit peut commencer.
Cependant, rien ne va de soi. «Le travail artistique en prison, c’est d’abord la rencontre de deux univers singuliers, le jeu d’influences, ainsi que les changements pouvant en découler de part et d’autre.»1 value="1">Concluant une formation de «travailleur social» à la Haute école de travail social de Genève, Anouk Gressot rédige un mémoire intitulé L’activité artistique en prison, sept ans d’animation des Ateliers créatifs des femmes détenues à la prison de Champ-Dollon, à Genève (décembre 2007). Nous y puisons l’essentiel des réflexions reprises dans cet article. Il déstabilise. «Personne n’échappe à cette épreuve des limites, que ce soit le personnel de l’établissement ou l’artiste.» Car ce n’est pas sans une certaine méfiance que le personnel carcéral voit débarquer cette artiste. On ne peut pas tricher. Pour gagner la confiance, il faut payer de sa personne, être vraie. Et ça se passe.
Les ateliers créatifs des Femmes forment une unité de la prison organisée en divers secteurs: cuisine, buanderie, atelier de couture, de perfectionnement des langues (lecture et écriture), un secteur de dessin et bijoux et l’atelier-terre, qui est l’atelier central à même d’absorber le plus grand nombre de détenues. Trois personnes les animent: deux surveillantes et la céramiste. Les détenues y viennent de leur propre initiative cinq heures et demie par jour. Non pour se distraire, mais pour y trouver de quoi ne pas céder à la panique ou à la dépression et pour gagner un pécule journalier. La population est pluriethnique: Africaines, Sud-Américaines, Moyen-orientales, Slaves, Balkaniques et ressortissantes d’Europe occidentale… Chaque population a un rapport particulier à la terre et chaque participante est amenée à le faire valoir à un moment ou un à autre.
Un jour, une détenue haïtienne l’a baptisée Madame Anouk. Elle le reçoit comme un label, avec fierté, comme d’autres arborent une rosette. Il en sera ainsi, désormais. C’est parce qu’elle considère les détenues comme des personnes, des artistes, et non comme des abstractions administratives, qu’elle a gagné leur confiance. «Le fait de travailler collectivement sur un thème permet de dépasser les barrières de langue et de culture. Sortir de ses problèmes personnels, tisser des liens et, comme disent les détenues, «oublier où l’on est». «Tout le monde s’embarque pour une croisière et le voyage peut durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois; au terme de l’aventure: la rencontre entre le public et les réalisations de nos ateliers.
A notre surprise et pour la grande joie des détenues, ces rencontres ont eu un large écho dans la presse et dans les médias en général. On constate alors que l’auteure d’un délit devient l’auteure d’une œuvre reconnue et validée par le regard du public. Elle parvient ainsi à s’extraire des préjugés – les siens et ceux de la société en général – et peut dès lors reprendre une place symbolique au sein du groupe social.»
On glosera à l’infini sur l’irrémédiable solitude du créateur; pour ma part, je suis convaincu avec Dubillard que «grandir se fait dans l’œil de quelqu’un qui vous regarde.» La reconnaissance d’autrui est constitutive de l’identité. Ici, la reconnaissance publique viendra grâce aux liens qu’Anouk Gressot avait établis avec les musées et le monde artistique avant de travailler à la prison. Il en résultera des collaborations avec des musées, théâtres, expos, concours, etc. qui permettront que les travaux réalisés intra muros soient présentés au public, connaissent un rayonnement hors des murs de la prison. Ce qui n’est pas négligeable, la reconnaissance publique assure aussi une certaine protection.
Anouk Gressot a pu devenir Madame Anouk parce qu’elle conjugue trois qualités: une conception de l’art et de l’artiste qui intègre l’autre dans l’acte de création, une conscience aiguë des limites, du respect de l’intimité de la personne, et une incontestable endurance. Et elle le dit si bien. «Entre ma fonction d’artiste et celle d’accoucheuse de vie, je reconnais que la limite est ténue dans la pratique des activités artistiques avec les détenues. Mais je suis vigilante car je n’ai ni les compétences ni la volonté de pratiquer une thérapie. Je considère juste que les femmes qui viennent à l’atelier ont quelque chose en elles dont, peut-être, on peut faire de l’or. Il s’agit de retrouver le sanctuaire où brille encore une flamme. Je suis comme un ‘compagnon de voyage’ qui épaule tout en sachant installer de la distance. Jamais trop près, jamais trop loin. Accompagner. Se mouvoir et s’émouvoir. Animer et réanimer.»
Notes
Texte paru dans CultureEnJeu n°36, décembre 2012, www.cultureenjeu.ch