Contrechamp

MON TRAUMATISME JEAN-JACQUES

TRICENTENAIRE • Rousseau se mérite. «Sa lecture ne doit pas se pratiquer de manière horizontale, mais verticale, en profondeur», prévient Dominique Ziegler. Difficile d’accès tant dans la forme que dans le fond, l’œuvre offre à qui s’y attelle matière à aiguiser sa conscience intellectuelle.

Ma relation avec Rousseau a mal commencé. L’affaire débute à Genève, au collège Claparède, dans les années quatre-vingts. Au programme de français, cette année-là, figurait La Nouvelle Héloïse. Jamais livre ne m’était paru plus ennuyeux. L’épaisseur de l’ouvrage n’avait d’équivalent que l’effort nécessaire pour dépasser la page dix, tentative finalement insurmontable. La forme épistolaire du roman n’arrangeait rien. Le livre souffrait de la comparaison avec les orientalisantes Lettres persanes et surtout avec les sensuelles et captivantes Liaisons dangereuses, également au programme. Pour l’adolescent d’alors, pas la moindre trace de tension, d’érotisme et d’action comparables dans La Nouvelle Héloïse. Je ne comprenais rien à ce récit contemplatif dans lequel tous les personnages me semblaient plats et terriblement raisonnables. Bref, je laissai tomber l’ouvrage au sens propre et figuré. Ma note de français qui, jusqu’alors, m’avait permis d’atteindre péniblement la moyenne générale et avait contribué à mon passage laborieux d’un degré à l’autre s’en ressentit fortement et, du coup, je dus quitter le collège pour cause d’insuffisance aggravée. Je maudis alors Rousseau au plus profond de mon être et jurai bien de ne plus jamais m’intéresser au barbant Genevois.

Une vingtaine d’années plus tard, alors que j’essayais de me frayer un chemin dans le monde du théâtre, je rompis mon serment et allai voir un montage de textes de Rousseau au Théâtre Saint-Gervais. L’interprète principal récitait des morceaux choisis au milieu du public; erreur fatale du metteur en scène et de son scénographe, les spectateurs étaient installés autour de l’acteur, sans doute pour créer une ambiance intime, dans de moelleux canapés. On imagine aisément la suite. Après une heure et demie de ronflements mal camouflés, je quittai le théâtre furieux, sortis écluser une bière en plantant mentalement un clou définitif dans le cercueil de Rousseau et en profitai, dans la continuité de mon fantasme vengeur, pour sceller définitivement la crypte du Panthéon de béton armé. Rousseau et le corbeau d’Edgar Poe, même credo: nevermore!

Or, voilà qu’à l’occasion du tricentenaire de la naissance du désormais catalogué «raseur en chef», ce même Théâtre Saint-Gervais me propose de me pencher sur l’œuvre et la vie du grand homme dans l’optique d’un éventuel spectacle à concevoir. Féru de sagesse populaire, j’applique à la lettre le dicton «jamais deux sans trois» et tente à nouveau de percer le mystère Rousseau. En essayant de concilier mon intérêt pour la politique et mon devoir de mercenaire théâtral, je commence par le Contrat social. Là encore, le livre me tombe des mains, mais, fait inédit, je me surprends cette fois à le ressaisir et à m’y accrocher. Chaque phrase nécessite une relecture minutieuse. L’œuvre est lumineuse et complexe, à la fois bienfaisante et frustrante. Je comprends enfin que Rousseau se mérite, que sa lecture ne doit pas se pratiquer de manière horizontale, mais verticale, en profondeur. Inutile de tenter de lire cinquante pages d’une traite ou de planifier l’absorption de trois volumes sur un espace temps déterminé afin d’accumuler le plus de matière possible. Il faut lire Rousseau lentement, s’arrêter après chaque paragraphe, réfléchir, le relire, s’interroger, s’émerveiller puis désespérer car la phrase qui suit celle dont on était enfin certain d’avoir saisi le sens après une dizaine de relectures concentrées, la contredit radicalement!

Il m’a fallu plusieurs fois abandonner les textes de Rousseau pour mieux y revenir. J’ai eu besoin de beaucoup d’analyses externes pour commencer à y voir plus clair. Nombre d’exégètes ont fourni des ouvrages fouillés sur le sujet et offert une approche qui, à défaut d’être définitive (ce qui semble difficile), tisse un semblant de fil conducteur au sein de ces textes foisonnants, de ces pages à la langue somptueuse, aux phrases sinusoïdales qui perdent le lecteur dans leurs dédales et dont il faut tâcher de décrypter la multitude d’interprétations potentielles. Car, une fois les écueils de la forme surmontés, c’est bien là le principal casse-tête qui attend le lecteur lambda: s’y retrouver au sein de cette succession de concepts novateurs, notes de bas de page érudites, références historiques, scientifiques, philosophiques, biologiques, ethnologiques, religieuses (et j’en passe), circonvolutions d’une pensée qui semble littéralement se développer sous nos yeux en toute liberté avec tous les détours imaginables que l’exercice autorise; cette difficulté de compréhension se trouve paradoxalement augmentée par les interprétations contemporaines ou postérieures de l’œuvre (les mêmes qui en éclairent le sens premier!) et par l’orientation politique ou philosophique du lecteur lui-même, par son besoin de faire coïncider sa subjectivité avec celle, supposée, de Rousseau.

Difficile pour le lecteur peu habitué à la gymnastique philosophique de ne pas se sentir démuni face à une telle matière. Je me suis arraché les cheveux en essayant de comprendre les différents modèles analysés dans le Contrat social, de saisir comment on pouvait être à la fois un précurseur de la Révolution et faire l’apologie de la Rome impériale, comment on pouvait à la fois fustiger le barbare mahométan dans un ouvrage et louer l’œuvre de Mahomet dans le suivant, comment on pouvait au péril de sa vie défendre un panthéisme cosmique puis chanter les louanges du rigoriste Calvin, comment on pouvait être musicien, auteur de théâtre et fustiger les arts – le théâtre en particulier – dans deux ouvrages fondamentaux. Bref, j’arrête là la liste des contradictions auxquelles j’ai été (et suis toujours) confronté.

C’est en allant voir du côté des successeurs de Rousseau que j’ai pu dissiper quelques ténèbres. Ainsi l’examen de la conception de la dialectique par Karl Marx donne-t-elle a posteriori un aperçu plus cohérent de la pensée politique de Rousseau, de sa dynamique, de son nécessaire examen des positions contradictoires et de la synthèse qui doit en découler. L’œuvre de Rousseau n’est pas un mode d’emploi, mais bien une œuvre en mouvement, vivante et exigeante comme il y en a peu. Pas étonnant que certains y consacrent une vie. Ainsi Jean Starobinsky, dans son monumental ouvrage La transparence et l’obstacle, offre-t-il une cohérence aux apparentes contradictions de Rousseau sur le plan personnel, au conflit entre exigence morale et parcours de vie pour le moins dissolu. C’est que, nous dit Starobinsky, l’œuvre dans sa totalité doit être relue, reconsidérée à la lecture des Confessions.

Si la «réforme personnelle» de Rousseau marque une rupture radicale dans la vie de Rousseau et le début de l’œuvre écrite, le parcours de vie qui lui est antérieur ne s’en trouve pas déconsidéré, car les errances trouvent leur origines dans une pulsion d’immédiateté faisant presque office de vertu, puisqu’étrangère aux calculs et aux masques en cours dans la vie sociale. L’erreur dans la transparence n’en est plus une. Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, Starobinsky trouve même le moyen de rendre La Nouvelle Héloïse intéressante! Il y est question d’une communauté humaine au sein de laquelle la notion de bénéfice et de plus-value économique est absente, le surplus éventuel de la production agricole et viticole de l’exploitation de Wolmar (en intelligence avec les employés) étant également réparti. La Nouvelle Héloïse serait donc autre chose qu’un monument d’ennui préromantique? On le voit, la quête est sans fin!

Je conclurai de manière abrupte et arbitraire en revenant sur ce qui me fascine le plus de la part du Citoyen de Genève: son impact. Quelle que soit la période historique (postérieure) traitée, on retrouve constamment la trace de Rousseau. Sans Rousseau, pas de Marx et son corollaire de bouleversements sociaux; pas de 1789-1795, non seulement en ce qui concerne la question sociale, mais aussi spirituelle et festive. L’Etre suprême de Robespierre semble découler directement de La profession de foi du Vicaire savoyard; quant aux fêtes populaires, elles renvoient à n’en pas douter à la Lettre à D’Alembert. Plus incroyable encore, la valorisation de l’homme naturel, les références à l’ethnologie semblent avoir joué un rôle important dans l’abolition de l’esclavage par la Convention. Un siècle plus tard, dans la pensée de Jean Jaurès, on retrouve l’influence affirmée de Rousseau, précurseur d’un socialisme humaniste teinté de spiritualité chrétienne dont le martyr de juillet 1914 fut le héraut. Le souffle de l’histoire internationale est marqué par la pensée de Rousseau, que ce soit dans les cercles révolutionnaires chinois, russes, africains, dans la geste de Simon Bolivar et aujourd’hui chez son lointain héritier Hugo Chavez, qui cite de mémoire des phrases de Rousseau lors de ses longues harangues publiques.

Quant aux questions dramaturgiques qui agitent le landerneau théâtral de nos jours, elles trouvent leur écho lointain dans cette horripilante, mais stimulante Lettre à D’Alembert, cette dernière et son œuvre cousine, le Discours sur les Sciences et les Arts, préfigurant aussi les situationnistes et La société du spectacle de Guy Debord. Toute l’œuvre de Rousseau porte en filigrane le fameux énoncé commun à celui de Debord sur le mensonge de la société, raffiné à un point si perfectionné qu’il en est devenu la vérité du monde.

J’arrête là ce catalogue subjectif. Je ne résiste toutefois pas à m’arrêter sur un autre mystère auquel je n’ai jusqu’à présent trouvé de réponse dans aucune analyse ni dans les Confessions. Comment un enfant d’extraction modeste, devenu semi-vagabond après avoir échoué dans différents apprentissages, comment un aventurier médiocre, sorte de Barry Lindon avant l’heure, parcourant les routes d’Europe au petit bonheur, sorte de semi-improvisateur, parfois à la limite de l’escroquerie, est-il devenu un esprit aussi performant dont la pensée a eu les conséquences révolutionnaires que l’on sait pour son temps et pour la postérité? Mystère de l’autodidacte, mystère du génie humain… Devant une telle avalanche de questions autour de l’œuvre et de la vie de Rousseau, mais sensible au bonheur intense, à l’ouverture d’esprit que constitue la matière léguée, même si elle ressemble parfois à une montagne impossible à gravir, il ne reste qu’à modestement continuer la quête, à lire, à s’interroger, à continuer à nourrir son esprit de cette œuvre fondamentale… jusqu’à essayer de se replonger dans La Nouvelle Héloïse !
 

* Auteur metteur en scène.

Opinions Contrechamp Dominique Ziegler

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C'est la faute à Rousseau!

vendredi 8 juin 2012
Découvrez notre dossier spécial sur la vie et la pensée de Jean-Jacques Rousseau, à l'occasion du tricentenaire de sa naissance.

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