LE SON DE L’IMPRÉCISION
Les partitions de Brian Ferneyhough ou de György Ligeti sont susceptibles de causer des maux de tête. Les pages sont noires de notations. A chaque note correspondent plusieurs étages de nuances et de rythmes quasiment impossibles à lire. «On atteint avec eux un point culminant, l’écriture est tellement poussée que la pièce devient injouable», commente le compositeur genevois Rainer Bösch.
Apparue au IXe siècle, lorsque les moines, qui avaient alors l’habitude de se transmettre les chants liturgiques oralement, ont été forcés par la multiplication des mélodies de se faire des pense-bêtes, la notation musicale n’a cessé de se raffiner. Les religieux ont d’abord créé les neumes, un système qui donne une idée d’accentuation des syllabes et de ligne mélodique, mais pas de hauteur. Deux siècles plus tard, les premiers éléments de solfège apparaissent avec Guido d’Arezzo à qui l’on doit la notation de hauteurs sur les portées. Cette méthode de composition, d’enregistrement et de transmission des œuvres s’impose définitivement à la Renaissance. Au fil des siècles, de Haendel à Mozart, les zones d’imprécision se réduisent. «Cette évolution va de pair avec la séparation des métiers de compositeur et de musicien. Leur spécialisation respective a permis d’aller vers plus de complexité», analyse Rémy Campos, responsable de la recherche à la Haute Ecole de musique de Genève – HEM. On arrive ainsi jusqu’aux exigeants Ligeti et surtout Ferneyhough qui ont poussé la notation au-delà du jouable.
De l’écriture surcodée à la représentation graphique
Composées vers 1970, les œuvres de Brian Ferneyhough n’avaient pas pour but de brimer les musiciens. «A 50 ans, Ferneyhough a réinventé la virtuosité instrumentale. La difficulté phénoménale de la notation conduit le musicien à l’énergie d’une intense improvisation où chaque détail serait proposé directement», commente le compositeur Jonathan Harvey dans son introduction à l’œuvre du compositeur anglais. L’exigence des pièces de Ferneyhough comme son Quatuor à cordes n°2 est telle que les musiciens n’ont d’autre choix que d’inventer des parades, et de véritablement interpréter la partition. Au prix d’un effort quasi surhumain, l’instrumentiste touche à une forme de liberté. «Richard Strauss avait le même discours. Lorsqu’on lui objectait qu’on ne pouvait pas jouer ce qu’il écrivait, il répondait qu’il écrivait non pas comment cela devait se jouer, mais comme cela devait sonner», indique Rainer Bösch.
En apparence aux antipodes de cette écriture surcodée, la notation graphique, qu’on a vu apparaître dans l’après-guerre, participe d’une même remise en question de l’écrit. Tout en utilisant des moyens opposés, les deux phénomènes participent de ce que le compositeur français Fabien Lévy définit comme «la crise de la graphémologie traditionnelle» dans sa thèse Complexité grammatologique et complexité aperceptive en musique. La série des Folio d’Earle Brown est l’une des premières occurrences de notation graphique. Musicien de jazz, donc familier de l’improvisation, Earle Brown s’est posé la question de l’écrit et de la dose d’informations à fournir à un instrumentiste. Cette réflexion se matérialise sous la forme de October 52, November 52 et December 52 (les Folio), des pièces musicales affectées par des absences comme l’élision des clefs, puis la suppression des portées; diverses opérations qui rendent l’interprétation plus aléatoire. Earle Brown va jusqu’au bout de sa logique avec December 52, une œuvre qui se présente graphiquement comme une série de segments verticaux ou horizontaux de longueurs et d’épaisseurs variables. Le compositeur américain dit avoir été marqué par la spontanéité de la peinture de Jackson Pollock. Sa musique pourrait être rapprochée de l’expressionnisme abstrait. Le travail d’interprétation consiste à improviser tout en respectant les informations minimales données par la partition, qui posent un canevas rythmique, indiquent des hauteurs, ou une intensité.
L’électroacoustique entérine le passage de la note au son
Certains travaux de Karlheinz Stockhausen laissent une marge d’interprétation plus grande encore. Ecrites en mai 1968, les pièces réunies sous le titre Aus den sieben Tagen (Des sept jours) n’affichent plus de signes traditionnels, mais se présentent sous forme de textes. Le premier de cette série de 15 pièces, Richtige Dauern (Bonne Durée), ressemble à un hybride de poème à tendance méditative. Stockhausen demande à son lecteur-interprète de jouer un son aussi longtemps qu’il en ressent la nécessité, de jouer lorsqu’il a des auditeurs ou encore de ne pas répéter. On est alors proche des protocoles de performances d’art contemporain. Cette liberté d’exécution ne va pas sans créer un débat. «Pour l’Exposition universelle d’Osaka en 1970, où il a fait construire la première salle de concert sphérique, Stockhausen touche un million de droits d’auteur. L’importance de la somme a nourri des jalousies chez les musiciens qui se sentaient davantage auteurs de la musique, puisqu’ils la créaient en direct», explique Rainer Bösch.
L’arrivée de l’électronique, employée la première fois par Pierre Schaeffer en 1948 lorsqu’il transcrit des éléments de composition sur bande magnétique, joue un rôle central dans l’évolution de la notation musicale. L’électroacoustique entérine le passage de la note au son. Or un son, cela ne s’écrit plus. Rainer Bösch présente en 1968 Désintégration, la première pièce à allier électronique et instruments acoustiques. Alors que les lignes des 12 clarinettes sont écrites d’une manière traditionnelle sur des portées, celle de la bande magnétique consiste en des oscillations. Dans les années 1970-80, la musique spectrale développe ce genre d’écriture en ondes plus proches de l’idée de son. Plus tard, Rainer Bösch compose Schriftzeichen für Kathrin (Idéogrammes pour Kathrin), un concerto où, par moments, il improvise au piano, tandis que l’orchestre écoute avant d’être invité à rejouer la boucle du pianiste. «Au niveau de l’écriture, j’y faisais coexister des éléments écrits et d’autres laissés blancs. Ce qui me préoccupe, c’est d’être le chroniqueur de mon temps et de faire se rencontrer des choses très éloignées pour que les gens se demandent ce que ça vient faire là.»
Le retour de l’oral et de l’improvisation
L’invention de la bande magnétique, l’arrivée de genres musicaux atonaux, la découverte de musiques extra-européennes, la montée en puissance du son sont autant de phénomènes qui ont convergé au XXe siècle pour saper l’autorité de la notation musicale et promulguer un retour de l’oral et de l’improvisation. «On n’est plus tributaire du solfège. On parle aujourd’hui de matériau concret. La démarche est à l’inverse de ce qu’on a connu dans les siècles passés, avec une part d’improvisation, un geste qui va vers l’oreille», acquiesce Nicolas Sordet, professeur d’informatique musicale à la Haute Ecole de musique de Genève – HEM. D’une grammaire rigide, la notation musicale s’est reconfigurée en une multitude de langages, chaque compositeur développant sa propre écriture. Cet éclatement a conduit à une radicalisation, avec des compositeurs qui vont jusqu’à indiquer des éléments extra-musicaux comme la qualité de l’acoustique et de l’improvisation.
* Article paru dans Hémisphères, la revue suisse de la recherche et de ses applications, n°3 – juin 2012, revue de la Haute Ecole spécialisée de Suisse occidentale (HES SO), www.revuehemispheres.com