Communisme frelaté
C’est avec une certaine – et désagréable – surprise que j’ai découvert dans Le Courrier la reprise sans critique des thèses de Stéphane Courtois. Il faut préciser que ce dernier a été maoïste à la fin des années 1960 pour devenir un des leaders de l’anticommuniste primaire dès le début des années 1980 et s’intégrer dans des mouvements de la droite conservatrice. Il a soutenu l’intervention des Etats-Unis en Irak, au nom d’un anti-islamisme virulent, il accorde ses interviews au mensuel Le Choc du mois, «le magazine de toutes les droites».
Ses ouvrages, dont le plus connu est Le livre noir du communisme, dont il a été le coordinateur, tendent à identifier le communisme (que l’on ne critique guère selon lui) avec le nazisme (qui a trop la primeur de la critique).
Sa réputation d’historien a été écornée par plusieurs erreurs ou exagérations, où la volonté politique d’anticommunisme a par trop dominé le respect de la vérité historique. Mais cet aspect n’est pas celui qui me semble le plus important et qui justifie ma réaction avec la publication de l’article en question. En effet, je n’ai aucune envie de défendre des régimes qui se sont proclamés ou qui aujourd’hui encore se proclament communistes, alors qu’ils n’avaient ou n’ont absolument rien de communiste.
Ce que je reproche à Stéphane Courtois, et au contenu présenté par Le Courrier, c’est de baser l’anticommunisme sur l’affirmation qu’aujourd’hui la Chine, la Corée du Nord, le Vietnam, Cuba et le Laos sont des régimes communistes. La démarche est d’une pauvreté intellectuelle rarement égalée: le communisme est par définition, pour Courtois, un régime totalitaire, antidémocratique, régnant par la terreur, ces pays mentionnés aussi, donc ils sont la preuve que la définition donnée du communisme est correcte! Nulle part l’idée de se poser la question: quel est le contenu du concept de communisme conçu par ceux qui l’ont créé, en particulier Marx et Engels? Est-ce que les régimes des pays mentionnés correspondent à cet objectif? Suffit-il de se proclamer communiste pour l’être? Utilisons la même logique: les Etats-Unis ont déclaré être intervenus en Irak à cause des armes de destruction massive qui s’y trouvaient, et ils n’ont jamais déclaré que c’était lié au pétrole, donc le pétrole n’avait rien à voir avec leur intervention!
Pour moi, le constat est clair: toutes les tentatives de construire, au XXe siècle, le socialisme, prélude au communisme, ont échoué. La question qui se pose est de savoir pourquoi. Et là, il est clair qu’il faut s’intéresser aux objectifs visés dans une perspective socialiste. Je me limite à quatre citations de Marx qui me semblent significatives:
• «En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposées de l’extérieur»;
• «Il va de soi que la société ne peut pas se libérer sans libérer chaque individu»;
• «Une chose absolument certaine, c’est que notre Parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver à la domination que sous la forme de la république démocratique»;
• «En divisant le travail, on divise aussi l’homme. Le perfectionnement d’une seule activité entraîne le sacrifice de toutes les autres facultés physiques et intellectuelles. Cet étiolement de l’homme croît dans la mesure même où croît la division du travail».
Ces citations montrent clairement que, dans l’esprit de Marx, et des militants vraiment de gauche aujourd’hui, le socialisme, et par conséquent le communisme, ne peuvent se concevoir en particulier que comme un renforcement de la démocratie, du pouvoir de chacun sur sa propre existence, et comme une modification profonde du mode de production, libérant l’être humain de la division sociale (entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent) et technique (tâche spécialisée et répétitive) du travail. Il est évident que les pays dits communistes aujourd’hui, et au siècle passé, ne correspondent pas à ces exigences.
Au début des années 1970, à partir d’une analyse basée sur la position face à la division du travail, j’étais arrivé à la conclusion que l’Union soviétique avait quitté la voie socialiste aux alentours de 1921-1922. Charles Bettelheim, sur une analyse des rapports de classe, et Wilhelm Reich, sur une analyse de la place laissée aux femmes et de la question sexuelle, arrivaient à des conclusions analogues. Cette convergence est pour moi importante, parce qu’elle montre qu’il y a une cohérence globale nécessaire pour la construction, difficile, d’une société socialiste. On ne peut pas être socialiste sur la problématique A et pas socialiste sur la problématique B.
Arrivés à ce point, il reste deux questions importantes: l’échec des tentatives de construction du socialisme est-il la preuve que l’on se trouve face à une utopie à laquelle il ne faut plus rêver? Et comment comprendre la malhonnêteté qui consiste à identifier le communisme avec des régimes qui n’ont absolument rien de communiste?
Bien que ces deux questions soient liées, je les traiterai l’une après l’autre. La première n’a pas de réponse facile: l’importance de ces échecs n’est pas vraiment porteuse d’espoir. Mais il est aussi difficile de croire que nous sommes condamnés pour l’éternité au capitalisme, avec ses inégalités, cette misère, la faim régnant au Sud, et les limites à l’éternité comme conséquence des dégâts écologiques. L’espoir est difficile, mais aussi nécessaire, il peut résulter d’une véritable compréhension des échecs antérieurs, et d’une perte de crédibilité du système aujourd’hui dominant, du constat de la contradiction entre ce que l’idéologie dominante affirme et la réalité.
Pour la deuxième question, la réponse est beaucoup plus simple: c’est le TINA de Thatcher (There Is No Alternative, il n’y a pas d’alternative, dans le sens pas d’alternative au capitalisme, le socialisme étant pire). S’il faut remplacer le capitalisme par quelque chose qui ressemble à la Chine ou à la Corée du Nord, qui serait le communisme, alors le choix est vite fait. La défense du capitalisme, vu ses échecs, ses crises, l’austérité pour une majorité, est quand même un peu difficile. La propagande ne va donc pas présenter les beautés du capitalisme, mais identifier le socialisme avec des régimes qui n’ont rien de socialiste et qui servent d’épouvantail. C’est un mensonge, ce n’est pas ce qui gène ceux qui contrôlent les médias tant que cela reste efficace.
La conclusion, c’est qu’un espoir de changement est très lié à une bataille idéologique, qu’il faut mettre en brèche l’hégémonie actuelle de la pensée néolibérale, et que la diffusion, ne serait-ce que dans un article, de cette pensée dans Le Courrier ne facilite pas notre tâche!
* Ancien président du Cartel Intersyndical de la fonction publique à Genève, auteur de Rompre avec le capitalisme, utopie ou nécessité? l’Harmattan, 2011.
1 Cf. Le Courrier du 20 janvier, «Le communisme fait de la résistance», p. 13.