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LE CAHIER NOIR QUI FAIT MAL

INTERMITTENTS DU SPECTACLE • La précarité des conditions de travail – et de vie – des artistes romands est liée au manque de reconnaissance dont les pouvoirs publics font preuve à leur égard, dénonce le Collectif Rosa, auteur d’un Cahier Noir de l’Intermittence.

Le 1er novembre dernier, lors de la protestation tenue devant l’Hôtel-de-Ville contre les propositions de coupes dans le budget Culture de la Ville de Genève, le Collectif ROSA a distribué à tous les conseillers municipaux présents un exemplaire du Cahier Noir de l’Intermittence1, triste et misérable état des lieux des réalités économiques et sociales des artistes romands. Septante témoignages sous forme brève qui disent la précarité extrême atteinte par l’ensemble des travailleurs du spectacle en leur propre pays.

Le constat est accablant. Des revenus mensuels qui oscillent entre 2000 et 3500 francs en moyenne, des carrières menacées du jour au lendemain quel que soit le degré de reconnaissance atteint, des jeunes diplômés expulsés d’entrée de jeu de toute perspective d’avenir, des productions fragilisées au point de ne pas pouvoir garantir à leurs quelques employé-e-s le moindre salaire décent, la mise au rancart de nos aîné-e-s abandonnés à un sort indigent.

Le désastre constaté nous a nous-mêmes surpris. Habitué-e-s à supporter en silence les tracas financiers et l’incertitude des lendemains sans horizon, nous ne mesurions pas que le constat que nous faisions à l’échelle individuelle avait valeur générale et nous frappait tous, quelles que soient les appréciations publiques dont nous bénéficions ou les résultats artistiques que nous avions effectivement atteints soit en institution soit hors institution.

Le «théâtre institutionnel» n’existe pas

A cet égard, il faut en finir avec l’emploi de la locution «théâtre institutionnel» qui est un pur mythe de langage. Les modalités de financement de la culture en Suisse romande ne permettent à aucun artiste, aucune «troupe» –comme on dit– de se réclamer d’un supposé «théâtre institutionnel». A strictement parler, le «théâtre institutionnel» n’existe pas, à l’exception du bâtiment qui en porte le nom et du personnel rattaché à son fonctionnement. Au mieux, nous ne faisons qu’y passer, virevoltant, le temps d’une création, et nous nous en retournons émarger dans les enveloppes budgétaires incertaines du «théâtre indépendant».

Il est de ce fait faux de penser que le «théâtre indépendant» serait constitué de «marginaux», éternels laissés pour compte des grandes institutions, vivant aux crochets de l’Etat-providence qui aurait, jusqu’à présent, toléré par mansuétude quelques ratés orgueilleux, parasites complaisants de l’argent public. Nous sommes le théâtre, nous sommes la danse, mais seuls importent ici des murs d’apparat.

Alors que les théâtres institutionnels de Genève sont dotés par les pouvoirs publics des moyens les plus conséquents, les artistes romands sont désormais devenus les parents pauvres de leurs deux institutions représentatives. Celles-ci ont récemment rompu le contrat social qui les lie à leur propre territoire, privilégiant les grands noms onéreux de la scène internationale au détriment d’une répartition proportionnée, démocratique et responsable du pouvoir qui leur a été confié.

Paradoxalement, on assiste régulièrement à de grandes déclarations d’intentions de la part des fonctionnaires de la culture qui se félicitent entre eux des dispositifs mis en place. Or, force est de constater que, malgré leur attachement réitéré à la culture, à la diversité culturelle et à l’excellence culturelle, la réalité économique des artistes est entrée dans une phase de paupérisation sans précédent dont ils ne semblent pas avoir du tout pris la mesure.

Il faut rappeler que la cohésion systémique actuelle du financement de la culture dans le secteur des arts vivants en Suisse romande est structurée par quatre entités principales: les Villes, les Cantons, la Loterie Romande et l’assurance-chômage. La possibilité même de l’exercice des arts vivants par des habitant-e-s et citoyen-ne-s de Suisse romande, formé-e-s professionnellement dans les écoles ou Hautes Ecoles d’Art de Suisse romande, dépend directement de la cohérence structurelle de ces quatre entités. Si l’un de ces partenaires devient défaillant, c’est l’ensemble du système de financement qui devient défaillant. Le vivier entier des arts de la scène en dépend structurellement, qu’on le veuille ou non.

Le démantèlement des moyens de salarisation et de création

Dans le contexte actuel de crise budgétaire, la plupart des contrats qui nous attendent, et par lesquels nous faisons salaire, sont menacés par des mesures de restriction de la part des diverses autorités de subventionnement. Le spectaculaire retrait de l’organe genevois de répartition des fonds de la Loterie Romande, à hauteur de 10 millions, annoncé en catimini cet été, en est un parfait exemple. Ses effets s’avèrent d’ores et déjà dévastateurs.

Il faut le dire: ces mesures d’«économies» signifient dans les faits le démantèlement effectif des moyens de salarisation et de création des intermittents du spectacle.

C’est maintenant, et dans l’urgence, qu’il nous faut faire face à ce que nous désignons entre nous du nom explicite de machine à perdre et qui finira, à très court terme, si rien n’est fait, par détruire, purement et simplement, un nombre considérable d’existences et, par là-même, les œuvres fortes qui leur étaient liées.

Pour nous contrer, le chiffre de 250millions de francs a été articulé comme un épouvantail par de nouveaux élus municipaux, mal renseignés, afin de persuader la population que la culture serait le secteur des enfants gâtés de la République, dispendieux département d’arrogance et de luxe.

250 millions de francs pour la seule Ville de Genève, certes! Et combien pour faire salaire? Que les experts de la culture donnent le pour-cent sur lequel il nous est loisible de faire salaire! Que soit exposé ce chiffre ingrat avec lequel on nous mandate pour porter sur nos épaules d’argile le rayonnement culturel de la Suisse.

Si l’on prétend encore soutenir les efforts faits depuis la fin de la seconde guerre mondiale partout en Europe pour élever, au travers de la culture et du savoir, les remparts nécessaires contre la barbarie toujours latente du monde, alors il faut en accepter le coût! Admettre qu’il est vital aujourd’hui d’inverser les «priorités» telles qu’elles se sont jusqu’à présent pratiquées en matière de politiques culturelles, et prendre la décision de soutenir en premier lieu et avec l’efficacité requise, les travailleurs du spectacle, leurs emplois, leurs salaires et leurs retraites. Sans quoi, les décideurs culturels ne règneront bientôt plus que sur les ruines de leur propre politique.

 

Cinéma romand: fin de partie?

On entretient le cinéma de fiction suisse romand comme une niche symbolique, sans lui donner les moyens d’atteindre son objectif. Cela dans un contexte de marché ultra-compétitif, entre les mains d’un secteur d’exploitation privé, dominé par les production des industries américaines et françaises.

La politique culturelle en matière de cinéma s’attelle à réglementer les systèmes de soutien financier à la production, sans s’attacher sérieusement à l’enjeu fondamental de la diffusion des œuvres vers le public.

Il est impossible aujourd’hui pour la production romande d’atteindre les spectateurs dans des conditions décentes.

Les autorités politiques ne savent comment appréhender le problème de la distribution et de l’exploitation. Les salles sont inféodées à une pure logique de marché, qui n’a comme seul critère d’évaluation que la rentabilité à ultra-court terme d’un film. Les chiffres de Genève témoignent de la décomposition totale de la diversité de l’offre vers le public en Suisse romande (lire ci-dessous).

Le Groupe Pathé développe, produit, distribue et exploite des films dans ses salles. En plus des blockbusters étasuniens, sa logique de rentabilité d’entreprise l’incite à assurer la prééminence de ses productions sur ses écrans, ainsi que sur le reste des écrans à disposition. Avec la complicité active ou passive des exploitants, au détriment de la diversité.

Il est cruel de constater que le voisin français –pays d’Europe le plus protectionniste en matière de culture et spécifiquement de cinéma– n’a pas de scrupules à laisser ainsi étouffer les infimes perspectives du cinéma suisse romand sur son sol.

Comment le cinéma suisse romand peut-il prétendre rivaliser avec les moyens de production, le star-system, les budgets de promotion, la surexposition médiatique et le public acquis au cinéma français par son «biberonnage» dès l’enfance aux chaînes françaises?

La réponse à cette question n’est pas simplement à rechercher du côté financier, mais bien du côté de la réflexion sur une forme d’accompagnement et de protectionnisme qui permette enfin au cinéma suisse romand de bénéficier d’une plate-forme avec son public. Cela dans une pleine compréhension des nouveaux modes de «consommation» du cinéma.

Cette réflexion de fond, les instances qui défendent et soutiennent le cinéma en France l’ont entreprise très tôt. Elles ont mis en œuvre une logique de suivi, accompagnée de l’arsenal législatif le plus structuré au monde pour protéger le cinéma français. C’est la principale raison de la vitalité de celui-ci et de son rayonnement international depuis soixante ans. Et c’est précisément ce qui fait défaut en Suisse romande: une volonté politique forte, stratégique et conséquente qui revendique le cinéma en tant que production culturelle et ne l’abandonne pas au moment crucial de sa mise en circulation sur les étals de la grande distribution, comme une banale marchandise. Coll. Rosa

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REPERES
L’offre cinématographique à Genève
Les données ci-dessous reflètent l’offre proposée dans les salles genevoises sur la semaine du 9 au 15 novembre 2011.
> 33 écrans dont 23 appartenant à Pathé.
> 43 films à l’affiche dont 42% étasuniens, 45% français, 9% suisses (dont 2 documentaires), 4% reste du monde.
> 145 séances par semaine: dont 45% Etats-Unis, 45% France, 8% Suisse, 2% reste du monde.
> Moyenne générale des budgets des films exploités: 16 à 20 millions de francs.
> Budget moyen d’un long-métrage de fiction suisse romand: 2 millions.

* Le Collectif Rosa est un groupe d’action et de réflexion citoyenne sur les questions liées au statut des artistes, à leurs conditions d’existence et de reconnaissance ainsi qu’aux enjeux de la politique culturelle. Il est composé de professionnels des arts vivants et visuels, notamment de José Lillo (acteur et metteur en scène), Felipe Castro (acteur), Julia Batinova (actrice), Céline Bolomey (actrice), Laurent Nègre (scénariste et réalisateur), Vincent Bonillo (comédien et metteur en scène), Pascal Gravat (danseur et chorégraphe), Eric Salama (metteur en scène).
1 Pour obtenir la version pdf du Cahier Noir, s’adresser à collectif.rosa@gmail.com ou téléchargez-le ci-dessus.