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«Vol spécial», ou le roi est nu

AGORA MIGRATIONS • Le débat public sur les immigrés a lieu en leur absence, relève Ihsan Kurt. Et c’est parce qu’il confronte à cette contradiction que le film de Melgar hérisse.
«Vol spécial» de Fernand Melgar
Fernand Melgar

Au-delà des polémiques, le film Vol spécial résonne comme l’appel au secours d’une minorité presque toujours stigmatisée, dont on ne sait au fond que très peu de choses. Mise en images d’une révolte silencieuse, ce film est un cri, il donne voix à des sentiments rebelles, hors normes, que notre société n’est pas habituée à entendre.
Alors que l’Union démocratique du centre et ses alliés font des immigrés – surtout d’origine extra-européenne – les responsables de tous les maux de notre pays, un cinéaste donne la parole à ces «moutons noirs», à ces «violeurs», à ces «criminels». Ce faisant, il assène une vérité dérangeante: le débat public sur les immigrés se passe presque toujours en l’absence de ces derniers, entre une droite populiste qui fait de l’humiliation des plus faibles ses discours et ses affiches agressives, une gauche timide sur la défensive, et un centre droite qui laisse faire.
Où est la légitimité démocratique d’un débat dont sont exclues les personnes concernées? En leur ouvrant un espace de parole, Vol spécial nous confronte à cette contradiction.
Ce film fait apparaître le reflet sombre de nos politiques et de notre justice. Les requérants déboutés incarcérés à Frambois osent nous dire sans mâcher leurs mots ce qu’ils ressentent. Ils sont là face à nous, et par la force de l’image qui nous restitue leurs gestes, leurs mimiques, nous percevons leur sentiment d’injustice d’une manière non filtrée, qui nous prend par surprise. Mais leur message passe, le film remplit les salles. Durant les projections, on entend des exclamations de colère et des rires ironiques, signes de protestation adressés aux autorités. De là, les réactions agressives que le film suscite chez ses adversaires, qui ripostent en discréditant les protagonistes «au passé criminel» et le cinéaste «militant»…
Quand, pour une fois, les plus faibles brisent le monopole de la parole et s’en emparent pour exprimer leur révolte, nous sommes mal à l’aise, tant nous sommes habitués à ce que ce soit plutôt des «spécialistes», des politiciens connus, des universitaires, qui nous en parlent. Dans ce domaine, le droit à la parole est monopolisé par les «élites politiques» qui sont divisées entre les sécuritaires et les angéliques.
Nous sommes habitués à ne parler que des devoirs et non des droits des citoyens. Nous croyons que «l’autre» qui est devenu demander notre protection – selon des principes fondamentaux de droits universels que notre pays a reconnus – n’a envers nous que des devoirs. Et qu’il doit se soumettre non seulement à nos lois, mais à notre supériorité, en raison de la charité que nous lui avons faite.
Pourquoi? Parce que nous ne supportons pas qu’autrui nous rappelle nos défauts. Nous sommes tellement fiers de notre système démocratique, de notre société libérale, de notre Etat de droit, que nous avons perdu la capacité de les voir sous un jour critique. Au risque de devenir les otages de la peur et du sentiment d’insécurité que cultivent certains milieux politiques. Cette idéalisation de notre système et la confiance totale en la bureaucratie ne nous permettent pas de voir que, dans notre pays aussi, il peut y avoir de sérieuses violations des droits humains.
Cette vision restreinte nous empêche de réaliser que Frambois, le centre de rétention administrative où a été tourné Vol spécial, n’est que l’arbre qui cache la forêt. Ce centre n’est qu’un parmi vingt-huit dans toute la Suisse. Or Frambois se situe à quelques kilomètres du centre de la Genève internationale, où se trouvent le siège de l’ONU, le Haut Commissariat aux Réfugiés et le Conseil des Droits de l’Homme.
Et que savons-nous des conditions de vie dans ces autres lieux que sont les quatre centres d’enregistrement pour requérants d’asile (CERA) et dans les centres d’hébergement, «camps de réfugiés» selon le langage des demandeurs d’asile?
C’est pour cela, pour que nous l’apprenions de leur bouche, que Vol spécial revendique le droit à la parole pour tous ceux dont on préfèrerait qu’ils se taisent. Il pose un regard sans complaisance sur les compromis qui font le lit de notre politique migratoire et met à jour l’envers de cet Etat social dont nous tirons tant d’orgueil. C’est enfin un film qui ose crier: «Regardez, le roi est nu».

* Conseiller communal PS à Prilly (VD), ancien réfugié politique, titulaire d’un Master en sociologie des migrations et citoyenneté.