Bristol, chronique au quotidien
L’Angleterre est en feu. Les rues grises et les enseignes plastifiées des magasins se confondent en un amas informe, palette toxique qui concentre toute la colère et la haine des sans-voix. Mon rejet des actes des «émeutiers» a fait place à la résignation. Le pays est comme paralysé, toutes plaies béantes.
«Certaines couches de notre société ne sont pas seulement fracturées mais franchement malades», a déclaré le premier ministre David Cameron. La rhétorique réactionnaire se déverse aussi sur les réseaux sociaux, où l’on prône une réponse militaire et le recours aux balles en caoutchouc. S’il est tentant d’adopter une posture répressive face à ce qui est perçu comme un cancer, il serait absurde d’extirper l’organe malade d’un corps vivant sans s’interroger sur les causes du mal, et sur ce qui aurait pu le prévenir.
Le malaise et la tension, je les ai vus croître depuis cinq ou six ans, tandis que je quittais le sud du Pays de Galles, ma terre natale, pour m’installer à Londres avant de retourner plus à l’ouest, à Bristol. Toujours dans le but de tenter ma chance en tant qu’illustrateur indépendant. Il m’a fallu acquérir assez de confiance pour renoncer au travail en entreprise, dans le seul but de m’assurer un salaire. Durant cette phase de transition, j’ai appris ce que c’est de n’avoir aucune chance dans un environnement hypercompétitif, de solliciter l’assistance publique, de voler de la nourriture chez Tesco (première chaîne de supermarché en Grande-Bretagne, ndlr), alors que le moindre de mes revenus part en frais bancaires exorbitants.
Tout cela sous l’œil inquisiteur des conventions et de la «normalité»… Leur insistance pèse comme une charge sur nos épaules et se niche dans chacune des factures qui atterrissent sur le pas de ma porte, derrière chaque regard méprisant adressé aux paumés qui errent dans les rues. Avec la domination culturelle des banques, les bonus en augmentation, le ressentiment permanent des employés vis-à-vis des travailleurs immigrés, la tension ici est palpable chaque jour.
J’habite juste en face d’un refuge pour SDF, dans le quartier Stokes Croft. Je suis témoin de la survie des camés et des alcooliques dans un monde cruel et sinistré. Ils passent l’essentiel de leur temps assis sur des escaliers, à boire, à se disputer et parfois à se battre. Un jour, deux jeunes Noirs armés de bouteilles ont pris en chasse un résident du refuge. Il est revenu avec son chien et un couteau, totalement aux abois. Comme les choses allaient mal tourner, j’ai appelé la police à l’aide, mais elle a tardé à se montrer. Heureusement aucun incident grave ne s’est produit. Vivre ici a mis ma patience et mon empathie à rude épreuve…
Quelques jours après cet incident, j’ai adressé en passant un sourire aux résidents du refuge, parmi lesquels se trouvait l’un des protagonistes de la rixe. Tandis qu’ils commençaient à me couvrir d’insultes et à demander où j’habitais en promettant de me harceler, j’ai tenté de les raisonner en expliquant que j’avais voulu les aider l’autre jour, en appelant la police… Ce dernier mot a provoqué chez eux une stupeur paranoïaque et des regards d’une hostilité effrayante. J’ai préféré m’éloigner rapidement.
Stokes Croft a vécu les «émeutes de Tesco», en avril dernier. Elles ont éclaté quand un magasin de la chaîne – un de plus – s’apprêtait ouvrir en dépit de l’opposition ferme de la communauté locale. La police prétend que certains ont menacé de lancer des cocktails Molotov depuis le squat d’en-face, ce que nient les habitants. La présence des forces de l’ordre a été dénoncée comme étant prématurée et responsable des émeutes. Le quartier est multiculturel, à l’image de ceux de Londres qui ont été le théâtre des récentes destructions – Hackney, Tottenham, Brixton.
Avec l’augmentation du chômage et les coupes budgétaires, la jeunesse commet des larcins qui rapportent plus que les chèques de l’assistance – et cela alors qu’on ne sent aucune volonté de proposer des jobs avec un salaire minimum garanti. Certains sur Facebook se sont demandé si les émeutiers avaient déjà eu les moyens de s’offrir des Nike et un jean à 100 livres. Quand la télé, les magazines et la pub nous bombardent en permanence de fausses aspirations à un statut social et à une identité, il faut s’attendre à ce que ces objets figurent en bonne place sur la liste de courses des criminels. Nos rues marchandes ont été envahies par les franchises nationales et globales, tandis que nos commerces locaux luttent pour survivre. En relâchant cette pression pour «tout acheter tout de suite», je suis convaincu que l’Angleterre améliorerait son pronostic vital.
* 33 ans, musicien, artiste et illustrateur indépendant à Bristol.