Contrechamp

INDIGNÉS ET RÉSOLUS

ESPAGNE • Malgré la répression, le mouvement des «indignados» campe toujours à Madrid et dans diverses villes espagnoles, tandis que leur «révolution pacifique» gagne d’autres pays européens. Bernard Riguet a participé au grand rassemblement du 29 mai à Séville. Point de vue.

Les «révolutions arabes» vont-elles susciter des révoltes dans le reste du monde? C’est la réponse qu’une partie de la jeunesse d’Espagne tente de donner. Depuis le 15 mai, on assiste en effet à un mouvement de grande ampleur. Des slogans manifestent la solidarité d’abord avec le peuple tunisien et le peuple égyptien, comme avec les Grecs. Certains disent vouloir être Islandais (qui refusent de rembourser leurs dettes). Ce mouvement pacifique appelle la jeunesse d’Europe à le rejoindre. On voit déjà que cet appel n’est pas vain.

Il est trop tôt pour savoir sur quoi cette révolte va déboucher. Pour l’instant, le mouvement ne s’essouffle pas. Des assemblées devaient décider pendant la nuit du 29 au 30 mai de la poursuite des occupations des places publiques comme la Puerta del Sol, à Madrid, ou la Plaça de Catalunya, à Barcelone.

Pour ma part, étant en Espagne, à Séville, j’essaye de comprendre ce qu’il en est. Ce n’est pas facile, s’agissant d’une forme inédite bien loin des luttes sociales habituelles. Ce mouvement est d’abord marqué par la culture électronique, la cybernétique en étant le premier vecteur1. Les slogans «toma la calle, toma tu barrio» (prends la rue, prends ton quartier) montrent à l’évidence que ce peut être un mouvement citoyen (lire ci-dessous le «Manifeste de la Puerta del Sol», ndlr). Dans les villes comme Madrid et Barcelone, des rassemblements ont lieu dans différents quartiers.

Pour tenter de parer aux effets de «la crise» économique, l’Espagne, très touchée en raison de son énorme bulle immobilière, a pris comme la Grèce des mesures drastiques qui concernent d’abord et surtout les travailleurs: réduction de prestations sociales et familiales, réduction des services de santé, facilité de licenciements par les employeurs, recul de l’âge de la retraite, baisse de salaires, réduction et suppression d’indemnités de chômage dans un pays qui compte près de 25% de chômeurs, dont plus de 40% de jeunes de moins de vingt-cinq ans souvent diplômés. .Le travail au noir de quelques heures par jour ou par semaine devient la ressource unique de nombreuses familles.

Face à cette situation, le Parti populaire (PP - droite) ne s’est pas montré empressé de prendre la relève du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) au pouvoir, laissant à celui-ci la responsabilité des mesures antisociales. Le PP n’aura plus qu’à ramasser les fruits du mécontentement aux élections générales de 2012. Déjà, les électeurs espagnols ont renvoyé les socialistes lors des élections municipales et régionales2 du 22 mai dernier, permettant au PP de se préparer pour la prochaine législature.

Le 30 mars, le syndicat étudiant a lancé une grève principalement contre l’augmentation des droits d’inscription universitaire. Plusieurs manifestations ont suivi, notamment contre différentes lois dites de «modernisation de l’économie». Le 15 mai, dans une cinquantaine de villes, des manifestations organisées par la «société civile» ont réclamé «una Democracia Real Ya» (une démocratie réelle maintenant). La parution de l’appel de Stéphane Hessel Indignez-vous, traduit dans le monde entier et converti en phénomène médiatique, a inspiré les participants à ce mouvement spontané. Préoccupés par une situation économique et sociale marquée par la corruption et les considérables profits des banques, ils demandent une réforme électorale pour mettre fin au monopole de fait de deux partis politiques. Ils se sont donc définis comme los indignados, exigeant une démocratie participative. La répression de ces manifestations a paradoxalement contribué à l’extension du mouvement, en réclamant un véritable état de droit et une révolution éthique.

Depuis le 15 mai, le mouvement n’a fait que s’amplifier dans toute l’Espagne. La Puerta del Sol, au centre de Madrid, est devenue le village permanent des rassemblements. De son côté, la Plaça de Catalunya, à Barcelone, a été occupée par los indignados. Les manifestations, interdites en Espagne la veille et le jour d’élection, se sont tout de même poursuivies; le gouvernement a prudemment demandé aux forces de police de ne pas intervenir. Toutefois, le 27 mai à Barcelone, sous le prétexte de nettoyer la place pour des raisons d’hygiène et afin d’enlever les objets dangereux en vue des célébrations d’une éventuelle victoire du FC Barcelone en Ligue des Champions, la police a fait preuve d’une extrême brutalité laissant plusieurs blessés par flash-ball et matraques. La place a aussitôt été réinvestie par les indignados.

Organisée de manière spontanée par quelques centaines de personnes, ce que certains nomment la «spanish revolution» mobilise pacifiquement, aujourd’hui, des dizaines de milliers de personnes, jeunes de moins de trente ans pour la plupart, auxquels se joignent chaque jour des moins jeunes. Sur place, des commissions se sont créées: infrastructures, contenu, actions, alimentation, communication, international, certaines étant divisées en plusieurs groupes de travail, émigration, formation, logement etc. Les commissions se réunissent durant la journée et font part de leurs propositions à l’assemblée générale du soir.

Il m’est difficile de dire qui sont ces indignados. Personne ne fait état de son engagement politique, même si des militants de Izquierda Unida, (gauche unie) mouvement comprenant le Parti communiste espagnol, des écologistes et plusieurs mouvements trotskistes, semblent avoir rejoint le mouvement dès les premiers jours. A part le syndicat étudiant, il n’y a pas de revendications d’organisations syndicales, qui restent muettes face à cette forme de contestation. Si les tracts du syndicat étudiant sont politiques, d’autres participants se définissent comme étant des «gens normaux». Certains se disent progressistes, d’autres conservateurs, certains défendent une idéologie, d’autres sont apolitiques, mais tous sont indignés. Je reste stupéfait de l’impact du petit livre de Stéphane Hessel mais je souhaite que ceux qui s’y réfèrent aient compris, qu’au delà de l’indignation, Hessel appelle à la résistance active et imaginative et qu’il convoque à une véritable insurrection pacifique, notamment contre les moyens de communication qui ne proposent comme horizon que la consommation de masse, l’amnésie généralisée et la compétition, le mépris envers les plus faibles et envers la culture. On ne peut pas dire aujourd’hui ce qui va émerger de ce melting-pot d’indignés. Des divergences se font jour, les uns affirment haut et fort qu’ils sont apolitiques et «apartidistas», d’autres au contraire précisent que les manifestations démontrent clairement le caractère de gauche du mouvement. Ils dénoncent le PP, affirment que la perspective anticapitaliste du mouvement est le moteur du changement et soulignent que le désastre électoral du PSOE est la conséquence de sa politique au service des banques et des grandes entreprises.

De grands rassemblements largement annoncés ont eu lieu dans tout le pays ce dimanche 29 mai. Ici à Séville, il s’est formé devant la magnifique Plaza de España pour s’ébranler en une marche de deux heures jusqu’au lieu habituel du campement. Il a réuni plusieurs milliers de personnes de tout âge.

 

Manifeste des «gens ordinaires»

(Traduction du «Manifeste de la Puerta del Sol» par Jean-Paul Brodier, publiée sur le blog de Fabrice Nicolino, «Planète sans visa».)

Nous sommes des gens ordinaires. Nous sommes comme vous: des gens qui se lèvent chaque matin pour étudier, travailler ou trouver un emploi, des gens qui ont une famille et des amis. Des gens qui travaillent dur pour procurer un avenir meilleur à ceux qui les entourent.

Certains parmi nous se considèrent progressistes, d’autres conservateurs. Certains parmi nous sont croyants, d’autres non. Certains parmi nous ont des idéologies bien définies, d’autres sont apolitiques, mais nous sommes tous inquiets et en colère au sujet du paysage politique, économique et social que nous voyons autour de nous: corruption parmi les politiciens, les hommes d’affaires et les banquiers qui nous laissent sans recours et sans voix.

Cette situation est devenue la norme, une souffrance quotidienne, sans espoir. Mais si nous assemblons nos forces, nous pouvons la changer. Il est temps de changer les choses, temps de construire ensemble une meilleure société. C’est pourquoi nous affirmons fortement que les priorités de toute société avancée doivent être le progrès, la solidarité, la liberté de la culture, la durabilité et le développement, le bien-être et le bonheur des peuples.

Voici des vérités inaliénables auxquelles nous devrions nous attacher dans notre société: le droit au logement, au travail, à la culture, à la santé, à l’éducation, à la participation à la vie politique, à la liberté du développement personnel, les droits des consommateurs pour une vie heureuse et en bonne santé.

L’état actuel de notre gouvernement et de notre système économique ne se soucie pas de ces droits et de beaucoup de façons s’oppose au progrès humain.

La démocratie appartient au peuple (demos = peuple, kratos = force), cela signifie que le gouvernement est composé par chacun de nous. Toutefois, en Espagne, la majorité de la classe politique ne nous écoute même pas. Les politiciens devraient porter notre voix aux institutions, permettre la participation des citoyens à la politique par des canaux directs qui apportent les plus grands bénéfices à l’ensemble de la société et non pas s’enrichir et prospérer à nos dépens, à l’écoute exclusive de la dictature des principales puissances économiques, ni les maintenir au pouvoir dans un bipartisme conduit par les acronymes inamovibles PP & PSOE (le Parti populaire et le Parti socialiste, ndlr).

L’appétit de puissance et d’accumulation de quelques-uns crée les inégalités, les tensions et les injustices, lesquelles conduisent à la violence, que nous rejetons. Le modèle économique anti-naturel et obsolète pousse la machine sociale dans une spirale de croissance qui la consume elle-même, enrichit quelques-uns et plonge les autres dans la pauvreté. Jusqu’à l’effondrement.

L’intention et l’objet du système actuel est l’accumulation d’argent, sans égard pour l’efficacité ni le bien-être de la société. Gaspillage des ressources, destruction de la planète, création de chômage et de consommateurs malheureux.

Les citoyens sont les rouages d’une machine conçue pour enrichir une minorité qui ne tient pas compte de nos besoins. Nous sommes anonymes, mais sans nous rien de cela n’existerait, parce que nous sommes les moteurs du monde.

Si, en tant que société, nous apprenons à ne pas confier notre avenir à une économie abstraite, qui ne ­restitue jamais les bénéfices à la majorité, alors nous pouvons mettre fin aux mauvais traitements dont nous souffrons tous.

Il faut une révolution éthique. Au lieu de placer l’argent au-dessus des êtres humains, nous le remettrons à notre service. Nous sommes des gens, pas des produits. Je ne suis pas le produit de ce que j’achète, pourquoi je l’achète et à qui je l’achète.

Pour tout ce qui précède, je suis ­indigné.

Je pense que je peux le changer.

Je pense que je peux aider.

Je sais qu’ensemble nous pouvons.

 

* observateur civil international, Séville, le 29 mai 2011.
1 Sous l’intitulé «Indigne-toi en Suisse», le mouvement des «indignés» est apparu sur les réseaux sociaux romands. Des manifestations sont prévues ce samedi 4 juin à Genève (14 h, place Neuve), à Neuchâtel (14 h, Sortie du funambule), à la Chaux-de-Fonds (14 h, devant l’Espacitié), ainsi qu’à Bienne, Fribourg, Lausanne et Sion (à 14 h, lieu à préciser, sur Facebook). Un rassemblement est également organisé à Berne (14h, devant le Palais fédéral) (ndlr).
2 Treize des dix-sept communautés ­autonomes ont élu leur parlement.

Opinions Contrechamp Bernard Riguet

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Les Indignés 2011

jeudi 1 décembre 2011
2011 est sans conteste l'année de l'indignation mondiale. Vous trouverez ici tous les articles du Courrier sur le thème.

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