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LES DROITS HUMAINS AU BOUT DES MISSILES?

LIBYE – Les bombardements de Tripoli, des unités et des infrastructures de l'armée de Kadhafi par les forces de coalition dépassent largement le mandat de la résolution de l'ONU, dénonce Tobia Schnebli. Le Groupe pour une Suisse sans armée demande un cessez-le feu avec l'arrêt immédiat des frappes.

Il y a dix jours, les premières frappes et bombardements aériens occidentaux ont empêché au colonel Kadhafi d'écraser l'insurrection libyenne. Une semaine plus tard, la poursuite des bombardements aériens a permis aux insurgés de prendre le contrôle des deux principaux terminaux pétroliers libyens. Ce résultat, essentiel pour la coalition occidentale, dépasse évidemment très largement l'objectif déclaré de la résolution du Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies (ONU) qui est la protection de la population civile libyenne. Aujourd'hui, les populations civiles menacées se trouvent à Misrata et à Tripoli, à la fois assiégées par le régime de Kadhafi et sous le tir des missiles occidentaux. On voit mal comment l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) pourrait assurer la protection de ces populations avec ses moyens militaires. Il est grand temps d'exiger un cessez-le feu et que l'ONU intervienne pour sa véritable mission qui devrait être d'empêcher toute escalade guerrière. Le faux procès aux pacifistes Comme bien d'autres fois, lorsque les puissances occidentales lancent leurs missiles et envoient leurs avions de combat sur les forces d'un régime imprésentable, les pacifistes et tous ceux qui luttent contre les nouveaux impérialismes se trouvent acculés à la fausse alternative proposée par les médias et les milieux politiques dominants: ceux qui ne soutiennent pas l'action des armadas occidentales soutiendraient, tour à tour, les Milosevic, les Saddam Hussein, les Kadhafi.
Dans le passé les «guerres humanitaires» ont rarement apporté une amélioration durable de la situation. Au contraire, elles n'ont pas pu empêcher la continuation ou la reprise de guerres sanglantes dans le cas de l'Irak et de l'Afghanistan, ou des nettoyages ethniques dans le cas du Kosovo.
Au moment des premières frappes aériennes de la coalition, les possibilités d'action non-militaires n'étaient de loin pas épuisées. L'Union européenne n'a pas été capable d'imposer un embargo complet sur les exportations de pétrole libyen. Les revenus pétroliers, notamment en provenance d'Europe constituaient un soutien décisif pour la survie du régime de Kadhafi.
La guerre en Libye constitue une faillite de la politique européenne et occidentale. Les responsables de cette faillite sont ne sont pas les pacifistes et les anti-impérialistes, mais les responsables politiques et économiques occidentaux. Ce sont eux qui sont responsables du maintien du régime despotique du colonel Kadhafi. Depuis des décennies les pays européens ont livré des armes à la Libye, accueilli et administré l'argent libyen, conclu de nombreux contrats pétroliers et financiers avec le régime dictatorial et se sont alliés avec Kadhafi pour mener une politique envers les réfugiés et les migrants particulièrement inhumaine et répressive. Personne ne s'est encore indigné du fait que ni le Haut Commissariat aux Réfugiés de l'ONU ni le Comité international de la Croix-Rouge n'ont eu accès aux camps qui enferment des dizaines de milliers de migrants dans le désert libyen.
D'après le rapport annuel européen sur les exportations de matériel militaire, les gouvernements de l'Union européenne (UE) ont autorisé, rien qu'en 2009, des exportations d'armes vers la Libye pour une valeur de 344 millions d'euros. Ces derniers vingt ans, des Etats de l'OTAN, comme la Grande-Bretagne, la France ou l'Italie ont vendu des armes au régime de Kadhafi pour un total d'environ 10 milliards d'euros. Des entreprises suisses ont également participé au réarmement de ce régime pétrolier avec le transfert de technologies dans l'armement, avec le soutien au développement de gaz toxiques et pour l'armement nucléaire, ainsi qu'avec des livraisons de matériel de guerre, en particulier des munitions. Et les banques suisses ont abrité pendant de longues années plusieurs milliards de dollars de la fortune du clan Kadhafi.
Force est de constater une fois de plus que l'intervention militaire de ces jours répond beaucoup plus aux intérêts économiques et de politique intérieure des puissances occidentales qu'à une réelle préoccupation pour la défense des droits humains des populations civiles. Qu'ont fait ces mêmes puissances occidentales quand l'aviation israélienne bombardait les populations et les infrastructures civiles du Liban et de la Bande de Gaza? Que font ces mêmes puissances aujourd'hui pour donner suite au rapport de la commission Goldstone qui demande de juger les responsables des crimes de guerre commis lors de l'opération «Plomb durci» à Gaza? Les Etats-Unis et le Royaume-Uni s'opposent à saisir la Cour pénale internationale pour ces crimes, les autres membres de l'UE et la Suisse n'y sont pas favorables non plus.
Le manque de crédibilité de l'intervention occidentale est singulièrement renforcée par la participation de l'Italie, avec son lourd héritage colonial (la colonisation italienne a occasionné 100 000 morts entre 1911 et 1942).
La situation est sans doute dramatique en Libye. Il faut donc saluer le fait que les Nations Unies prennent des mesures pour augmenter la pression de la communauté internationale sur le régime de Kadhafi. Mais il est regrettable qu'au moment de l'adoption de la résolution de l'ONU il y ait encore beaucoup d'Etats qui n'ont pas encore arrêté leurs relations économiques, militaires et politiques avec le régime de Kadhafi.
Le choix de soutenir la démocratie et les droits humains avec des moyens non-militaires a un prix: c'est le prix économique qui consiste à renoncer aux échanges économiques avec les régimes qui foulent aux pieds les droits humains des populations qu'ils gouvernent (ou qu'ils occupent militairement, comme dans le cas d'Israël).
Les soulèvements populaires dans les pays arabes montrent une fois de plus que le soutien des régimes dictatoriaux par les pays occidentaux a des conséquences désastreuses pour les populations. Qu'attendent encore nos Etats pour placer le respect des droits humains avant les profits des multinationales? Qu'attendent encore nos Etats pour placer les droits démocratiques et le droit international avant leurs intérêts de puissances économiques et militaires?
Cela vaut aussi pour la Suisse: le Groupe pour une Suisse sans armées (GSsA) demande l'arrêt immédiat de toutes les exportations d'armes vers les pays du monde arabe, l'arrêt de la coopération militaire et en matière d'armements avec tous les pays du Moyen-Orient, une stratégie conséquente pour empêcher les fuites de capitaux ainsi qu'un accueil sans obstacles bureaucratiques des réfugiés en provenance d'Afrique du Nord.
Le GSsA demande un cessez-le feu avec l'arrêt immédiat des bombardements. La seule mesure qui jouit d'un large soutien et de la légitimité de l'ONU est l'imposition de la zone d'exclusion aérienne. Les bombardements de Tripoli, des unités et des infrastructures de l'armée de Kadhafi dépassent largement le mandat de la résolution de l'ONU. Aujourd'hui il faut concentrer tous les efforts pour mettre fin aux affrontements militaires avec des moyens non-militaires.
C'est en réduisant le plus possible la présence d'instruments répressifs policiers et militaires que les révolutions populaires au Moyen Orient et en Afrique du Nord auront les meilleures chances de s'épanouir.
Le respect et l'application des droits humains, dans toutes ses composantes, politiques, sociales et culturelles doit être l'objectif premier de toute action extérieure.
Le fossé économique entre les pays de l'Union européenne et les «Pays les moins avancés» en grande majorité situés en Afrique subsaharienne, est énorme. D'après les chiffres de la Banque Mondiale pour 2009, le revenu national brut par habitant du premier groupe de pays est 54 fois plus grand que celui des pays les moins avancés.
Le maintien de ce fossé, avec le soutien de régimes répressifs criminels et la militarisation des frontières de la «forteresse Europe» constitue une politique irresponsable et qui entraîne à des violations massives des droits humains des populations du Sud.
Il est évident que la protection des droits humains des populations du Sud nécessite une solidarité économique et politique – tout le contraire des missiles Tomahawk, des avions Rafale et des navires de l'OTAN à l'oeuvre actuellement en Méditerranée, sans oublier les chars Piranha suisses déployés au Bahreïn…

* membre du comité du Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA)

Opinions Contrechamp Tobia Schnebli

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