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THÉOLOGIE APPLIQUÉE

SOCIÉTÉ – Du bas Moyen Age jusqu’au XVIIIe siècle, la Suisse prémoderne a persécuté les sorcières et les enfants sorciers. Dans ces affaires, théologiens et tribunaux ne procédaient pas de manière fanatique mais rationnelle, en s’appuyant sur des les traités scientifiques de l’époque, révèlent deux historiennes.

En 1712, quatre fillettes comparaissent devant un tribunal grison. On les accuse de sorcellerie: elles se seraient rendues par la voie des airs au sabbat des sorcières et auraient usé de magie pour causer des préjudices au voisinage. Le tribunal les déclare coupables. Les deux plus jeunes sont épargnées, probablement internées dans une institution. Les deux plus grandes, âgées de dix et onze ans, sont empoisonnées. L’une d’entre elles décède immédiatement, l’autre deux mois plus tard.
Un cas isolé et tragique dû à des inquisiteurs fanatiques? Une conspiration? Le produit d’une hystérie de masse? Rien de tout cela. D’après l’historienne Nicole Bettlé, du bas Moyen Age jusqu’au XVIIIe siècle, 130 enfants de moins de quatorze ans ont été accusés de sorcellerie et jugés sur le territoire de la Suisse actuelle. «Un tiers d’entre eux a fini sur le bûcher, précise-t-elle. Par mansuétude, ils ont été étranglés, pendus ou décapités avant.» Autre peine souvent prononcée: la mise au ban de la communauté. A l’église, ces enfants ne pouvaient occuper que certaines places réservées.

Ce phénomène qui semble incompréhensible aujourd’hui n’a guère été étudié jusqu’ici. Nicole Bettlé est la première historienne à se pencher, dans le cadre de sa thèse de doctorat, sur les procès en sorcellerie d’enfants en Suisse. Si la question du pourquoi la préoccupe (qu’est-ce qui pousse une société à tuer ce qu’elle a de plus précieux?), son objectif n’est pas d’alimenter l’indignation. Car par rapport à l’ordre juridique de l’époque, ces procès se déroulaient de façon correcte et étaient en majorité organisés sur pression de la population locale.

Les exécutions étaient ordonnées par des tribunaux civils, et les accusés n’étaient généralement pas torturés. Il ne s’agissait donc pas «d’erreurs ni de meurtres judiciaires». Face au tribunal, ces enfants parlaient souvent de magie noire, affirmant par exemple qu’ils avaient jeté un mauvais sort au bétail ou ensorcelé des animaux. Le fait de se rendre au sabbat des sorcières par la voie des airs est un motif récurrent. Les enfants affirmaient y avoir dansé, mangé, bu, avoir eu un comportement obscène, embrassé les fesses du diable et renié Dieu. Les représentations du sabbat, ce rendez-vous nocturne avec le diable accompagné d’excès sexuels, voire cannibales, étaient très répandues au début des temps modernes. Mais d’où vient cette croyance?

Médiéviste à l’Université de Lausanne, Martine Ostorero a identifié un moment historique décisif dans son nouvel ouvrage Le diable au sabbat. Littérature démonologique et sorcellerie (1440-1460). Au milieu du XVe siècle, trente à quarante ans avant l’apparition du légendaire Malleus Maleficarum («Le Marteau des sorcières», 1486), le sabbat des sorcières fait son entrée dans la démonologie chrétienne traditionnelle. Ceux qui y consacrent d’érudits traités sont des théologiens de Suisse romande, berceau de la croyance comme de la chasse aux sorcières, et de Savoie.

Martine Ostorero a passé au crible trois traités écrits par des dominicains qui officiaient également en tant qu’inquisiteurs. A la différence de la démonologie traditionnelle, ces nouveaux opuscules prêtent aux sorciers ou aux sorcières un grand pouvoir, lié à leur inviolable alliance avec le diable. Les adeptes de la secte secrète se réunissent pendant des spectacles nocturnes. Ils peuvent se déplacer par la voie des airs, tuer à distance et sont soumis à l’autorité du diable, leur souverain. Le danger est immense: la secte diabolique menace de corrompre l’ensemble de la chrétienté.

Les traités sur le sabbat des sorcières ne restent pas limités au cercle des théologiens. La démonologie érudite touche au coeur de la société et de son questionnement politique, juridique et culturel. Déjà pratiquée, la chasse aux sorcières s’intensifie. Alors que les aveux des accusés confirment la réalité du sabbat, la théorie s’appuie sur ces aveux, souvent obtenus sous la torture. Martine Ostorero parle de «théologie appliquée». Cependant, certains théologiens doutent de l’existence réelle du sabbat, qu’ils considèrent comme une illusion provoquée par des forces diaboliques, sans que cela atténue la culpabilité des personnes concernées.

De manière générale, l’argumentation de l’élite cléricale n’est absolument pas fanatique. Elle s’appuie avec circonspection sur la scholastique et la logique, sur la Bible, les écrits des Pères de l’Eglise, les expériences juridiques et des dépositions de témoins. Du point de vue de l’époque, les traités sont le produit d’une méthode scientifique. Les actions démoniaques s’expliquent par des causes et des principes naturels. Les miracles sont uniquement le fait de Dieu, des anges et des saints.

Le fantasme du sabbat se révèle tenace. Comme le montre l’affaire des quatre fillettes grisonnes, il est encore ancré dans les esprits au XVIIIe siècle, même dans certaines têtes enfantines qui n’avaient très certainement aucune idée de la démonologie théologique. Mais pourquoi ne se bornait-on pas à soupçonner les femmes et les hommes vivant seuls et qui s’attiraient la méfiance ou la colère de la communauté, parce qu’ils étaient célibataires ou croyaient s’y connaître en magie? Pourquoi s’attaquait-on aussi aux enfants?

Nicole Bettlé n’a pas encore de réponse définitive à cette question. Mais elle rappelle que c’est seulement depuis les Lumières que les enfants sont considérés comme des êtres innocents. «Avant, ils étaient perçus comme des médiateurs entre les mondes, des créatures magiques et donc des démons», note-t-elle, en ajoutant que les sociétés en crise ont tendance à sacrifier leurs enfants. Nicole Bettlé cite des exemples éminemment divers du phénomène: les Aztèques, les Maoris, les Cathares, la Wehrmacht allemande à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et les enfants soldats en Afrique.

Pour l’historienne, les enfants que l’on condamnait n’étaient pas seulement des victimes, même si on les soupçonnait en général de sorcellerie parce que certains de leurs parents pratiquaient la magie noire. «La plupart, souligne-t-elle, étaient des délinquants réguliers. Ils volaient et commettaient des abus sexuels sur des animaux, ce qui était considéré comme un péché grave. Aujourd’hui, on les considérerait comme des mineurs présentant des troubles sévères du comportement.» Souvent, ces enfants accusaient leurs parents, surtout leur mère, de les avoir initiés à la sorcellerie, ce qui avait des conséquences fatales pour les personnes concernées. De fait, il semblerait que le spectacle du sabbat était souvent précédé d’un drame familial bien réel. I

* Article paru dans Horizons n° 88 de mars 2011, magazine du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS).

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