Contrechamp

EN LUTTE POUR LE CHARISME

GENRE – Traditionnellement réservés aux hommes, les métiers de metteur en scène et de guide de montagne sont de plus en plus exercés par les femmes. Mettant en cause l’image de l’«homme charismatique», cette évolution ne va pas sans frictions.

A priori, les métiers de metteur en scène de théâtre et de guide de montagne n’ont pas grand-chose en commun. Le premier évolue dans un milieu artistique et urbain, il travaille surtout le soir et la nuit, c’est un créatif. Alors que le second emmène à l’aube des touristes pour un aller-retour sur les cimes. Sur le plan sociologique, ils sont toutefois étroitement apparentés: ce sont des professions d’hommes empreintes de charisme viril. Depuis quelques années, les femmes sont cependant de plus en plus nombreuses à s’y aventurer. Ce qui ne va pas sans frictions.
Dans le cadre de leur thèse de doctorat, les sociologues Andrea Hungerbühler et Denis Hänzi se sont penchés sur ces métiers, en s’appuyant sur une étude des sources et sur des interviews qualitatives. Leurs travaux menés à l’Université de Berne s’articulent autour du concept de charisme. Andrea Hungerbühler s’est consacrée au métier de guide de montagne, Denis Hänzi à celui de metteur en scène.

Le charisme est une qualité que quelqu’un se voit attribuer par son entourage. La troupe de théâtre et le public, les alpinistes et même la société prêtent au metteur en scène et au guide de montagne des qualités exceptionnelles: le premier crée de la grande culture et le second est capable de venir à bout d’une nature implacable. S’il était maçon, le même homme ne susciterait pas pareille adhésion. D’un autre côté, metteur en scène et guide de montagne doivent être en mesure de confirmer ces qualités, vis-à-vis du public et d’eux-mêmes: je mets en scène une pièce comme vous ne l’avez encore jamais vue; moi seul peut vous montrer la voie dans cette paroi abrupte.

Ce charisme étroitement associé à la virilité a des racines historiques. Le métier de metteur en scène a émergé à la fin du XIXe siècle, alors que la bourgeoisie émancipée se façonnait une culture masculine propre pour se démarquer de la vie à la cour perçue comme efféminée. «On a accolé au metteur en scène une image de génie artistique charismatique, explique Denis Hänzi. Alors que les femmes qui ambitionnaient d’embrasser cette carrière étaient réduites à d’éternelles comédiennes, proches des prostituées. Il leur était interdit de travailler dans les nouveaux théâtres nationaux.»

Cette image d’homme charismatique existe toujours. Jusque dans les années 1990, devenait metteur en scène celui qui travaillait dans un théâtre et se sentait appelé, parce qu’il était perçu comme particulièrement talentueux et doué sur le plan artistique. Dans l’idéal, il se trouvait un mentor qui l’encadrait ou il fondait sa propre troupe, une famille du théâtre dont il devenait le chef. «Ces mécanismes diffus de la formation de la relève fonctionnent encore aujourd’hui», affirme Denis Hänzi.

La propension à considérer le métier de guide de montagne comme charismatique date du début du XXe siècle. Dès ses débuts, cette activité était une affaire d’hommes, mais jusqu’à la fin du XIXe siècle, elle avait une réputation douteuse. «Des règlements cantonaux montrent que l’alcoolisme, les prix exorbitants et le manque de fiabilité et de courtoisie des guides à l’égard des alpinistes devaient être très courants», explique Andrea Hungerbühler. Avec l’émergence de la «défense spirituelle du pays», un mouvement politique et culturel né dans les années 1930 pour renforcer les valeurs nationales, cette image a cessé d’être négative pour devenir positive.

En tant que montagnard, le guide incarnait le Suisse idéal, une figure nationale qui montrait la voie. «Dans les médias, il apparaît comme un homme barbu, authentique, qui rappelle les anciens Confédérés», relève la chercheuse. Il représentait la virilité, l’identité nationale et le mythe alpin. Une sorte de condensé de «suissitude» au service de la nation.

Aujourd’hui, dans ces deux corps de métier, le charisme est en train de changer de nature. Depuis les années 1990, la profession de metteur en scène s’enseigne toujours davantage dans des écoles et elle est de plus en plus exercée par des femmes. «Les metteuses en scène de la relève sont travailleuses et elles apprennent vite, fait valoir Denis Hänzi. Mais il ne leur viendrait pas à l’idée de jouer la carte de la personnalité artistique charismatique. Lorsqu’elles veulent s’affirmer sur le plan professionnel, elles mettent davantage en évidence leur diplôme que leur génie.»

Toutefois, le sociologue a rencontré des metteuses en scène qui abordaient leur travail avec une assurance affichée. «Certaines d’entre elles réussissent à entrer dans les grands théâtres, note-t-il. Des directeurs qui croient à leur potentiel viennent les chercher. L’un des metteurs en scène interviewés a même exprimé la crainte de voir la montée des femmes entraîner à court ou à moyen terme une dévalorisation du théâtre. Cette déclaration est une stratégie de défense, une réaction au vacillement que connaît le monopole du charisme viril.»

Qu’une metteuse en scène réussisse ou non à percer dans le métier dépend aussi de sa capacité à trouver un public prêt à la suivre. Peut-être que ces femmes réussiront à façonner un charisme alternatif. Il est difficile d’imaginer que cette profession puisse s’en passer.

Le charisme du guide de montagne a changé lui aussi. Dans l’opinion publique suisse, ce métier jouit toujours d’une grande considération. «Les personnes interviewées, surtout les plus jeunes, ont souligné que devenir guide de montagne était leur rêve. Aucune d’entre elles ne l’est devenue faute de mieux», remarque Andrea Hungerbühler. Les guides de montagne n’associent pratiquement plus leur activité à une dimension nationale ou militaire, mais nombre d’entre eux estiment toujours que leur métier revêt une importance exceptionnelle. Ils sont nombreux à être convaincus d’être un exemple pour la société. Certains insistent sur le caractère écologiquement et socialement correct de leurs actes, ainsi que sur leur rejet du mode de vie consumériste.

Dans cette profession aussi, les femmes ont moins tendance à se doter de charisme que les hommes. Elles ne représentent d’ailleurs que 1,5% des effectifs et ne sont autorisées à effectuer la formation que depuis les années 1980.

«L’une des guides de montagne a même procédé pendant son interview à un démontage en règle des mythes qui entourent ce métier, en soulignant que la profession ne nécessitait pas de qualités masculines et que ceux qui la pratiquaient n’étaient pas des héros», raconte Andrea Hungerbühler. Il se pourrait que les réticences de certains guides de montagne à l’égard de leurs collègues féminines soient dues à la peur de voir le métier perdre son charisme, s’il devait être massivement exercé par des femmes. Mais cela ne devrait pas se produire de sitôt. I

* Article paru dans Horizons n° 87 (décembre 2010), magazine du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS).

Opinions Contrechamp Urs Hafner

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