«LA CRISE EST D’ABORD POLITIQUE»
En ce 11 janvier 2010, la situation sociale et sanitaire du pays est très préoccupante: le taux de mortalité materno-infantile est l’un des plus élevé au monde, un quart des enfants présente une insuffisance pondérale à la naissance, l’espérance de vie est de moins 60 ans, le système de santé est totalement défaillant (60% de la population n’a pas accès aux soins de santé primaire); la moitié des enfants fréquente l’école primaire et 18% le secondaire; la situation écologique due à une déforestation incessante est catastrophique; sur le plan social et économique le taux de chômage atteint 80%, 60% de la population vit au dessous du seuil de pauvreté avec 1,25 dollar par jour, sans parler d’une fonction publique sous payée – quand elle l’est – et par conséquent inefficace, d’une insécurité endémique et, finalement, d’un gouvernement qui a perdu la confiance du peuple désespéré par tant de promesses non tenues.
Pour résumer brutalement la situation en ce 11 janvier 2010 en Haïti: les riches deviennent de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres, si c’est possible d’être plus pauvre qu’un haïtien pauvre. Car ceux qui ont les moyens de pouvoir changer quelque chose à ce tsunami permanent, selon les paroles du ministre des Affaires étrangères du Brésil en 2004, n’ont aucun intérêt à ce que la situation change. En effet, ils vivent dans des maisons cossues sur les hauts de Port au Prince, possèdent des génératrices qui les protègent des pannes fréquentes d’électricité, roulent en 4X4 sur des routes non carrossables, vont se faire soigner dans des cliniques en Floride, envoient leurs enfants dans des collèges privés aux Etats-Unis et, en plus, ils ne paient pas d’impôt.
Quant à ceux qui ont eu la chance d’acquérir un niveau d’éducation supérieur, les médecins – où sont la centaine de médecins qui sortent des facultés de médecine chaque année? –, les enseignants, les ingénieurs, ceux qui désirent rester pour servir leur peuple sont des héros, les autres ne rêvent que de partir gagner leur vie en Amérique du nord. Mais qui sommes-nous pour les blâmer ou juger leur choix de vie, alors que nous sommes des privilégiés parmi les plus privilégiés?
En ce 11 janvier 2010, des centaines d’ONG se substituent à l’Etat défaillant, 90% des soins de santé est prodigué par des organisations non gouvernementales ou des institutions privées et ce n’est pas plus brillant dans le domaine de l’éducation où cette absence d’Etat fait le «bonheur» entre autres des églises évangéliques américaines.
Le lendemain de ce 11 janvier, un violent séisme frappe la capitale et ses environs faisant 250 000 morts, environ 300 000 blessés et plus de 1 million de sans-abri.
En ce 11 janvier, Médecins du monde Suisse, seule ONG médicale présente depuis douze ans dans la région goâvienne, continue son travail d’appui aux dispensaires ruraux du Ministère de la santé et des populations dans le domaine de la santé primaire, de la santé materno-infantile et de la malnutrition infantile.
Le lendemain, nous ne serons plus seuls: une déferlante d’ONG plus ou moins professionnelles va occuper le terrain sans coordination digne de ce nom. Le chaos qui va suivre ne sera que le reflet de l’absence d’Etat du 11 janvier 2010. Et comme le dit le représentant de l’Organisation des Etats américains (OEA) Ricardo Seitenfus, limogé le lendemain, dans un entretien avec Arnaud Robert1: «Haïti s’est transformé en lieu de passage forcé pour les ONG transnationales. Et Haïti ne convient pas aux amateurs. Il existe une relation maléfique ou perverse entre la force des ONG et la faiblesse de l’Etat haïtien. Certaines ONG n’existent qu’à cause du malheur haïtien».
C’est ce que je nomme le «syndrome Kosovo»: l’événement catastrophe relayé par les médias crée l’effet compassionnel, qui crée le besoin humanitaire, qui provoque l’effet générosité, qui produit des fonds à disposition, qui finalement crée des ONG qui disparaîtront dès que la source sera tarie et que les projecteurs seront éteints. Nombres d’entre elles – et pas des moindres – ont fait les frais du syndrome Kosovo à la fin des années 1990.
En ce 11 janvier 2010, nous nous posons la question que nous nous posons chaque début d’année en Haïti depuis douze ans: comment continuer notre appui aux maigres structures étatiques en prévoyant un retrait planifié pour ne pas continuer cet humanitaire de substitution et passer d’un humanitaire palliatif à un humanitaire curatif. C’est-à-dire sortir de ce paradigme infernal: si on part, on abandonne une partie de la population de la région goâvienne, et si on reste, on devient l’oreiller de paresse du gouvernement qui ne fera pas les efforts nécessaires pour nous remplacer.
Le lendemain le séisme frappait, puis des mois plus tard le choléra. Ce qui, au lieu d’entrevoir une perspective de sortie, a au contraire amplifié notre présence, donnant l’impression que les ONG prenaient le pouvoir en Haïti. Mais quel pouvoir? Celui de soigner à la place de l’Etat.
Alors un an après le 12 janvier, et comme si le 11 janvier n’avait pas existé, les critiques contre l’ONU et les ONG fusent dans les médias de la part des Haïtiens, ainsi que de voyageurs de passage comme le syndic de Nyon qui a surtout vu des humanitaires attablés dans des bistrots de Pétionville, leur 4X4 stationné devant la porte.
Et surtout, on oublie les promesses non tenues des bailleurs internationaux et des Etats lors de la conférence de New York. Sur les 10 milliards de dollars pour «reconstruire en mieux», selon l’expression de Bill Clinton, seuls quelques centaines de millions ont été décaissés.
Oui, c’est un scandale que des centaines de milliers de personnes soient encore sans abri, un an après le séisme, oui c’est un scandale que plus de 90% des soins de santé soient dépendants des ONG ou d’institutions privées. Sans nier les errements de certaines ONG ou certains comportements d’acteurs humanitaires, on fait encore une fois la même erreur que pour d’autres situations de crise, Gaza par exemple: on les traite comme un problème humanitaire alors que le problème est d’abord politique.
Car si le problème de la non gouvernance et de sa principale conséquence, l’absence d’interlocuteurs étatiques, n’est pas réglé, que les promesses faites en matière de reconstruction ne sont pas tenues, qu’une nouvelle catastrophe naturelle advienne, alors malheureusement pour l’avenir de ce pays, les ONG comme Médecins du monde devront continuer de lutter pour favoriser un accès aux soins de santé aux populations les plus défavorisées. Et finalement constater avec Jean-Christophe Rufin2 que «l’humanitaire n’est pas efficace sur le fond des problèmes. Peu importe que ce ne soit ni sa vocation ni son mandat: les espoirs qu’il a suscités ont généré des attentes auxquelles il est incapable de répondre.» I
Président de Médecins du Monde Suisse.
1 Le Temps du 21 décembre 2010.
2 Le Monde du 21 décembre 2010.