Écologie

QUAND L’ÉCOLOGIE NUIT À L’HOMME

BIODIVERSITÉ – Le maintien de la biodiversité est un noble objectif. Mais la protection de la nature peut aussi porter préjudice à certaines populations, comme le montre l’exemple du Parc national malgache de Masoala, où il est interdit aux paysans de cultiver leurs terres ancestrales.

Peut-on trouver quelque chose à objecter, lorsque les Nations unies déclarent 2010 «Année internationale de la biodiversité» et invitent à «venir célébrer la vie sur Terre et la valeur de la biodiversité pour notre existence»? Peut-on trouver quelque chose à redire contre la protection de l’environnement, de l’edelweiss, des pandas ou des lémuriens de Madagascar?
Pas vraiment. Les recherches d’Eva Keller invitent néanmoins à relativiser le discours dominant de protection de la nature. Au cours de différents séjours sur le terrain, cette ethnologue de l’Université de Zurich a en effet étudié l’impact sur les populations locales de l’immense Parc national de Masoala, fondé en 1997 sur l’île de Madagascar. Elle a ainsi été confrontée à deux perceptions complètement opposées: alors que les écologistes souhaiteraient préserver les ressources naturelles, la forêt tropicale, les lémuriens, les grenouilles et les palmiers, la population locale voit derrière cet objectif une stratégie de domination et l’ingérence. Elle redoute même un retour du colonialisme.

De prime abord, ce parc inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO est une bonne chose: financée entre autres par la Banque mondiale et des associations américaines de protection de l’environnement, la zone protégée – dont l’accès n’est autorisé contre un prix d’entrée qu’aux touristes et aux scientifiques, mais pas à la population locale – est censée assurer la préservation de la biodiversité malgache, unique en son genre. Le projet peut être vu dans le contexte de l’échange «Debt for Nature» esquissé dans les années 1980 par le WWF: le Nord annule une partie de la dette des pays du Sud à condition que ces derniers investissent dans la protection de la nature.

Mais ce parc aménagé par le gouvernement porte aussi massivement atteinte au mode de vie des petits paysans locaux, estime Eva Keller: «Il empêche les gens de réaliser ce qui pour eux représente le sens de la vie.» Dans la culture malgache, vivre c’est en effet avant tout être membre à part entière de sa famille. Or cette dernière comprend aussi les parents décédés. Chaque communauté familiale est enracinée dans une parcelle de terrain et dans son biotope. Ce sol qui nourrit les vivants et qui veille sur les morts est donc indissociable de la communauté humaine. Les morts sont importants car sans leurs bénédictions, aucune prospérité n’est possible.

Mais le parc interdit aux petits paysans qui vivent à sa frontière d’accéder à une partie du terrain déjà cultivé. En même temps, il les prive des terres destinées aux futures générations. «L’idée d’une vie accomplie et utile suppose de faire prospérer la famille tout en maintenant la relation aux ancêtres, explique la chercheuse. Ce qui n’est plus guère possible lorsqu’on ne possède pas de terrain sur lequel la descendance pourrait faire de même.» Mais n’y a-t-il pas aussi des paysans qui ne se préoccupent guère de leur famille et des ancêtres, et qui restent indifférents aux changements provoqués par la création du parc? «Non, ces représentations sont aussi fortement ancrées dans la société malgache que chez nous l’idée de l’amour romantique. Personne ne peut ni ne veut y renoncer», souligne l’ethnologue. La population presque tout entière est donc hostile au parc. Les paysans le considèrent comme un ennemi imposé de l’extérieur et l’associent à un nouveau colonialisme. Madagascar n’a obtenu son indépendance qu’en 1960.

Le parc a également un impact très concret sur les populations locales. En empêchant les paysans de cultiver, notamment du riz, sur les parcelles interdites, il menace le fondement matériel de leur existence et les pousse dans l’illégalité. Certains paysans ont ainsi été condamnés à des amendes sévères et à des peines de prison pour avoir abattu des arbres dans la zone interdite. Alex Rübel, directeur du Zoo de Zurich qui cofinance le parc, réplique que le zoo n’est pas responsable de la politique de l’Etat malgache et fait valoir que ces paysans qui ont été condamnés s’appuyaient sur une interprétation traditionnelle de la loi, alors que le nouveau droit interdit l’abattage des arbres. Or qui dit actes illégaux, dit condamnations. Apparemment, c’est leur système traditionnel de droit du sol partiellement abrogé qui pousse les Malgaches à agir «illégalement». Pour eux, la nature n’est pas quelque chose de séparé des hommes que l’on devrait garder «intact» pour le préserver. Au contraire, le sol fait partie de la communauté. Eva Keller cite des recherches en sciences culturelles qui replacent dans son contexte historique la dichotomie nature/culture sur laquelle s’appuie l’idée de protection de la nature. «Cette distinction n’est pas universelle, rappelle-t-elle. Elle s’est développée en Occident au cours des derniers siècles. Or le discours dominant de protection de l’environnement qui pose l’idée d’une nature détachée de l’histoire ignore cet aspect.»

La scientifique fournit quelques exemples qui contredisent l’universalité de la dichotomie nature/culture: les Achuars, un peuple indigène vivant en Equateur, considèrent aussi bien les singes que les plants de manioc comme faisant partie de la société et comme apparentés à l’homme, mais pas le jaguar et l’anaconda, parce que ce sont des animaux solitaires. D’un point de vue analytique, la dichotomie est, à ses yeux, également douteuse. «La capacité langagière de l’être humain est impensable sans l’organe qu’est le cerveau, argue-t-elle. Le langage est donc un phénomène aussi bien naturel que culturel.» La distinction n’est pas utile, selon elle, car le langage ne peut que découler d’une fusion de la nature et de la culture. L’ethnologue prend enfin l’exemple du riz: cette céréale s’est développée au cours des derniers millénaires grâce à l’intervention de l’homme pour devenir une plante d’un rendement exceptionnel. Il a pour ainsi dire coévolué avec l’espèce humaine. Il n’est donc plus possible de dire si le riz relève de la nature ou de la culture. Qu’est-ce que cela changerait de replacer cette idée d’une nature bonne devant être préservée dans son contexte historique pour la relativiser? «Cela nous contraindrait à abandonner notre arrogance et la certitude que notre vision du monde est la seule qui soit juste», répond Eva Keller. I

* Les articles de cette page ont été publiés dans Horizons n° 85 (juin 2010), magazine du Fonds national suisse de recherche scientifique (FNS).

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