Contrechamp

DES PEINES QUI RENDENT FOU

SUISSE – Avec le durcissement de la répression pénale, le nombre d’internements à durée indéterminée a explosé au cours de la dernière décennie. A la lumière de l’affaire Skander Vogt, l’ancienne conseillère nationale Anne-Catherine Menétrey-Savary montre en quoi ce type de sanction torpille tout objectif de réhabilitation.

Il y avait eu une première alerte en juillet 2008: pour protester contre le refus de l’administration pénitentiaire de le conduire chez le dentiste, un détenu s’était posté sur le toit du pénitencier de Bochuz et refusait obstinément de s’en laisser déloger. Nous nous étions alarmées, mais c’était l’été, et nous n’avons rien entrepris1. Aujourd’hui, cet homme est mort. Il s’appelait Skander Vogt. Il a succombé, dans sa cellule enfumée, à l’incendie de son matelas. Consternation, polémiques, explications embarrassées des autorités, enquêtes, cafouillage. L’effervescence règne dans le canton de Vaud. Pourvu qu’elle ne retombe pas avant qu’un vrai débat sur la sanction pénale et le système des internements ait eu lieu.
Avec la révision du Code pénal, la «philosophie» de la répression pénale a changé. En schématisant, on peut dire qu’auparavant, une sorte de contrat était établi entre l’auteur d’une infraction et le juge (ou la société): son crime «valait» tant de mois ou d’années de prison, et s’il se comportait bien, s’il faisait amende honorable, il pouvait sortir en ayant «payé sa dette» à la société. Aujourd’hui, le juge peut prononcer un internement à durée indéterminée, par lequel il ne punit plus seulement une infraction commise, mais aussi, par anticipation, celles qui pourraient l’être si on laissait sortir le condamné. L’idéologie sécuritaire ne tolère en effet aucune récidive et n’autorise aucun risque.

C’est de cette logique que dépendait le sort d’un homme comme Skander Vogt. Condamné à vingt mois de prison pour vol à vingt ans, il était enfermé depuis plus de dix ans, sans perspective de libération. Dans des cas semblables, il n’y a plus de contrat, il n’y a plus qu’un rapport de force. Le détenu n’a plus la maîtrise de son destin; il n’est plus en situation de préparer, ni même d’imaginer sa réinsertion; l’objectif de réhabilitation s’estompe au profit de la répression préventive, de l’enfermement, de l’exclusion. La condamnation à l’internement pour une durée indéterminée, voire à vie, est une condamnation à la mort sociale. Un jour de mars 2010, à l’aube, on s’est aperçu que c’était aussi une condamnation à mort tout court.

L’ancien Code pénal comportait déjà des mesures d’internement, mais le nombre de condamnations de ce type est resté stable jusqu’à la fin des années 1990. Aujourd’hui elles explosent! Selon L’Office fédéral de la statistique, on a passé de 50 personnes à plus de 200.2 Bien sûr, il faut protéger la société contre les agissements des criminels. C’est l’une des deux missions assignées aux sanctions pénales, l’autre étant d’amener ces hommes et ces femmes à ne pas récidiver. Or le déséquilibre est toujours plus grand, car seule la première est érigée en valeur absolue, au détriment de la seconde.

Evidemment, ce régime n’est pas destiné à tous les détenus, mais seulement à ceux qui sont réputés dangereux. Or la dangerosité d’un individu, qui la connaît vraiment, et qui peut prédire son évolution à long terme? J’entends les conseillers d’Etat vaudois Philippe Leuba et Jacqueline de Quattro asséner avec un aplomb inébranlable que Skander Vogt était un homme «extrêmement dangereux». Ceux qui l’ont connu affirment le contraire. Les psychiatres avaient des avis divergents. Délinquance, troubles de la personnalité, comportement asocial, sans doute, mais cela ne suffit pas à faire d’un voleur un assassin.

Ce concept de «dangerosité» introduit une psychiatrisation de la sanction pénale. Face à l’inculpé, et même s’il dispose d’une marge d’appréciation, le juge se prononce sur un acte, analysable, encodé dans une loi, avec un barème que généralement le prévenu connaît parfaitement. L’internement suppose en revanche un pronostic sur l’avenir. L’expertise psychiatrique devient incontournable. Dès lors, le condamné n’est plus, à la limite, un sujet autonome capable de discernement, mais l’objet d’une expertise psychiatrique sur laquelle il a peu de prise, et dont les conséquences demeurent, à ses yeux, totalement imprévisibles. Conscients de cette responsabilité, les psychiatres s’inquiètent. C’est du moins ce que laisse entendre une lettre ouverte que leurs associations ont adressée en 2005 à Monsieur Christophe Blocher, alors Conseiller fédéral: «Nous ne pouvons pas émettre des pronostics psychiatriques valables pour des périodes indéterminées. Aujourd’hui déjà, nous devons compter qu’un tiers des expertisés sont erronément jugés extrêmement dangereux et non amendables».3

Moins que la violence particulière du détenu, ce qui fait problème, c’est plutôt la spirale des provocations, brimades, révoltes et sanctions disciplinaires. Ces détenus sont rendus dangereux par les conditions mêmes de leur détention. On en fait des enragés qui n’ont plus rien à perdre, qui se révoltent, qui hurlent, qui menacent, peut-être simplement pour ne pas sombrer. Et plus ils crient, moins ils ont de chance de sortir un jour. Se sentant traités de manière arbitraire, ils investissent une identité de victime et non plus de coupable, ce qui ne peut conduire qu’à une impasse. En fin de compte, cette situation est dramatique non seulement pour les détenus eux-mêmes, mais aussi pour les agents de détention. Elle est susceptible de faire régner dans les prisons un climat exécrable et de les rendre ingérables.

On imagine volontiers que les criminels contre qui les juges ont prononcé une mesure d’internement vont être soignés, pris en charge et suivis en psychothérapie. Or le Code pénal distingue très clairement les mesures thérapeutiques des mesures d’internement, lesquelles concernent les condamnés considérés comme inaptes à suivre un traitement. Même s’ils peuvent «être soumis, si besoin est, à une prise en charge psychiatrique»4, ils sont enfermés, la plupart du temps, dans des pénitenciers ordinaires, ce qui dispense de construire des établissements socio-psychiatriques spécialisés. Leurs conditions de détention sont variables selon l’établissement et leur comportement. Certains, comme Skander Vogt, peuvent se retrouver en quartier de haute sécurité, menottés aux poignets et aux chevilles, à l’isolement 24 heures sur 24. Or ces conditions sont particulièrement néfastes. «Il est généralement admis que toutes les formes de placement à l’isolement qui ne s’accompagnent pas d’une stimulation mentale et physique adaptée risquent, sur le long terme, d’avoir des effets négatifs provoquant une dégradation des facultés mentales et des aptitudes sociales», note, en termes très mesurés, la Commission de prévention de la torture dans son dernier rapport.5 A Skander Vogt, confiné dans sa cellule d’isolement, il ne restait donc que la radio pour se connecter au monde. C’est parce qu’on la lui aurait confisquée qu’il a mis le feu à son matelas…

Une des difficultés de notre système de sanctions pénales, c’est aussi la perte de sens due à la dissociation entre la peine et l’infraction. Le décalage dans le temps distend déjà fortement ce lien: au moment du jugement, et encore davantage quand la sentence peut être exécutée, les faits sont passés depuis longtemps. Ensuite, la nature même de la sanction échoue à rétablir ce lien. Il n’y a aucun rapport entre la prison et l’acte commis, car la prison ne permet ni de se remettre en situation, ni de réparer les dégâts, ni de compenser les dommages infligés aux victimes. C’est encore plus flagrant dans le cas des mesures d’internement. On n’est plus dans le registre du factuel, autour d’un acte accompli, mais dans le virtuel du futur. D’une certaine manière, c’est la faillite du système de réhabilitation. De plus, il apparaît que cette sévérité n’est même pas dissuasive! Au contraire. La répression préventive aurait pour effet de désinhiber la violence. Comme le condamné, le futur délinquant peut se sentir victime de l’arbitraire du pouvoir, ce qui nourrit sa haine de l’Etat et de ses institutions.

Que faire des criminels dangereux et récidivistes, des pédophiles sadiques et des tueurs en série? Ils ne sont qu’une poignée en Suisse, mais ils focalisent toute l’attention L’internement à durée indéterminée ou à vie est une mauvaise réponse à une bonne question. Cette mesure n’offre en effet qu’une illusion de sécurité, car il faut se rappeler que l’obsession d’éliminer tous les risques génère un nouveau risque, celui des explosions de violence que suscite une société intolérante, marquée par la peur et le repli. I

* Ancienne conseillère nationale et membre de la commission des affaires juridiques, rapporteuse de la commission pour la révision du Code pénal.

1 Le «nous» désigne des anciennes membres du Groupe Action Prisons et de la Ligue suisse pour les droits humains.

2 «Internements, condamnations et exécution des mesures», Neuchâtel, novembre 2007. Ce document précise qu’il y avait 218 personnes internées dans les établissements pénitentiaires suisses au 1er novembre 2007.

3 Bulletin des médecins suisses, 2005, n° 22: «internement des délinquants dangereux: fossé entre exigences politiques et faisabilité médico-scientifique», Dr Gerhard Ebner et al, au nom des sociétés de spécialistes en psychiatrie.

4 Article 64 du CP, al 4.

5 «Rapport au Conseil fédéral suisse relatif à la visite effectuée en Suisse par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (CPT)», Strasbourg, 13 novembre 2008.

Opinions Contrechamp Anne-Catherine Menétrey-Savary

Autour de l'article

Connexion