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«LE SYSTÈME CARCÉRAL EST UNE BOÎTE NOIRE»

SUISSE – Les médecins responsables de la santé des détenus font face à des défis plus nombreux que jamais. Brigitte Tag, pénaliste, recommande en conséquence une harmonisation de la réglementation de leurs droits et devoirs.

Brigitte Tag enseigne depuis 2002 le droit pénal, la procédure pénale et le droit médical à l’université de Zurich. Les grands axes de ses travaux de recherche sont l’éthique économique et l’éthique médicale. Brigitte Tag a dirigé le projet de recherche soutenu par le Fonds national suisse (FNS) et coréalisé avec Julian Mausbach Médecine carcérale. Prise en charge de la santé, entre devoir de soin et exécution des peines en Suisse.

Vous avez étudié les soins de santé dans les prisons suisses. En quoi le travail d’un médecin pénitentiaire est-il particulier?

Brigitte Tag: En principe, les médecins pénitentiaires sont à la fois responsables de la santé des détenus malades et les obligés de la direction de la prison. Dès l’examen d’entrée, le médecin constate si le détenu est apte à travailler ou s’il est éventuellement toxicomane, des aspects qu’un patient ne tient pas forcément à communiquer. Le médecin peut difficilement dire: je ne suis que médecin, je ne veux pas me mêler des problèmes carcéraux.

Le médecin de prison est donc face à un dilemme?

Exactement. Prenons l’exemple de la grève de la faim. D’un côté, on peut arguer que le détenu a un droit à l’autodétermination et à la liberté personnelle, tant qu’il ne représente pas un danger. Du moment que le détenu est capable de discernement, sa volonté compte jusqu’au bout. De l’autre, on peut dire que la prison et avec elle la médecine pénitentiaire sont responsables de la santé du détenu. L’objectif est que ce dernier supporte bien sa détention et soit resocialisé pour pouvoir vivre à nouveau en liberté. Si le médecin n’entreprend rien en cas de grève de la faim, il peut être accusé d’omission de porter secours ou d’homicide. En revanche, s’il ordonne d’alimenter le détenu de force, il risque une condamnation pour lésions corporelles. Aujourd’hui, et c’est compréhensible, le médecin s’efforce de courir le moindre risque.

Cette situation n’est-elle pas réglementée?

Hormis quelques règlements cantonaux, il n’existe en Suisse que les directives de l’Académie suisse des sciences médicales, qui stipulent que la volonté du patient doit être respectée. Mais ce droit n’est pas contraignant. Les tribunaux doivent s’en tenir aux droits fondamentaux et à la Convention européenne des droits de l’homme. D’après moi, il faudrait stipuler l’obligation de respecter le libre arbitre d’un détenu en grève de la faim, tout en offrant à ce dernier la possibilité de boire et de manger à tout moment. Ainsi, on tient compte de son autonomie et l’Etat ne se retrouve pas forcé de faire pression.

Dans quels secteurs y a-t-il urgence à réglementer la médecine pénitentiaire?

Sur le plan fédéral, il n’existe pas de loi sur l’exécution des peines. Certains cantons en ont une, d’autres ont juste une ordonnance, d’autres encore se contentent d’un règlement pour chaque établissement pénitentiaire. D’où la nécessité d’un cadre de référence harmonisé qui règle certains aspects fondamentaux de l’exécution des peines, comme la grève de la faim ou des questions financières: qui doit payer lorsque des détenus étrangers tombent malades?

Est-ce que cette incertitude juridique ne gêne pas avant tout les juristes?

Pas seulement. L’opinion publique n’est informée que de quelques affaires spectaculaires qui témoignent des lacunes du régime pénitentiaire: suicide en détention préventive, jeune placé seul en cellule qui se fait du mal, agressions entre détenus, alimentation forcée… Mais les collaborateurs des établissements pénitentiaires sont concernés, eux aussi, et posent des questions: quelle est notre marge de manoeuvre? Comment gérer les jeunes, les vieux, les personnes internées, les toxicomanes, les femmes enceintes?

Vous déplorez cette législation disparate sur l’exécution des peines. Mais en Suisse, le fédéralisme règne dans de nombreux secteurs. Pourquoi devrait-on investir des ressources politiques pour unifier le régime pénitentiaire?

Je pourrais répondre de façon pathétique: parce que le régime pénitentiaire représente la conscience éthique de la société. Il ne faut bien sûr pas donner dans l’hyperrégulation. Mais aujourd’hui, la prison est un domaine tout à fait central. Regardez dans les médias: presque tous les sujets spectaculaires relèvent du droit pénal et de l’exécution des peines. Du fait de son importance, ce secteur devrait être réglementé et harmonisé. Toutes les personnes concernées – médecins, personnel pénitentiaire, détenus – doivent connaître les règles, les droits et les devoirs. En aucune occasion, l’Etat ne peut porter atteinte aux droits d’un individu comme il le fait en prison. Rien n’est plus douloureux qu’une porte close, même si l’établissement est bien organisé. La privation de liberté est une dure sanction…

… et en règle générale, elle n’est pas bonne pour la santé psychique et physique. Dans votre travail, avez-vous croisé des médecins qui estimaient…

… que « la prison rend malade»?

Exactement.

D’un côté, les détenus remis en liberté présentent une tension artérielle deux fois plus haute et ont un risque d’infarctus plus important que le reste de la population, comme le montrent des études récentes menées aux Etats-Unis. Les médecins pénitentiaires sont conscients de la pénibilité que représente la privation de liberté. Ils voient les risques et les problèmes. D’un autre côté, de nombreux détenus présentent, au moment d’entamer leur peine, un état de santé tout à fait déplorable qui s’améliore en prison, bien entendu aussi pour protéger les autres détenus et le personnel. Les médecins font tout ce qu’ils peuvent pour la santé des détenus. Ils se voient avant tout comme des secouristes.

Durant leur formation, les médecins sont-ils préparés à la difficile tâche de soigner des détenus?

Non, il n’existe pas de formation spécialisée et il serait urgent d’y réfléchir. Après tout, la Suisse compte 131 médecins pénitentiaires à plein temps ou à temps partiel. Le seul forum dans lequel ils ont actuellement l’occasion d’échanger leurs expériences est la Conférence annuelle des médecins pénitentiaires. On pourrait envisager une formation continue de la FMH.

Quel serait son contenu?

Fondamentalement, il s’agirait de relever les différents défis spécifiques à l’univers carcéral. Il serait important d’aborder la gestion de certaines maladies infectieuses très répandues en prison, comment les identifier et les traiter sans stigmatiser les malades. Mettre un autocollant sur la porte de la cellule d’un séropositif, par exemple, ce n’est pas une bonne idée. Il faudrait aussi gérer le fichier des patients de façon plus prudente. Celui-ci ne devrait pas être joint aux dossiers de la prison, même si c’est plus pratique administrativement. Ou comment gérer le secret médical: que doit faire un médecin s’il apprend qu’un détenu prévoit de s’évader? Ou encore le défi de la médecine des personnes âgées: toujours plus de détenus vieillissent en prison.

Pourquoi?

Le nombre des détenus soumis à un internement augmente. Peut-on amener ces gens à l’hôpital en cas de crise aiguë? S’ils développent une affection chronique ou s’ils ont besoin de soins spécialisés, que fait-on? Les hôpitaux ne les acceptent pas, le personnel pénitentiaire n’est pas formé pour les soins et n’a pas le temps de les prodiguer. Et les services de soins à domicile ne peuvent pas se rendre plusieurs fois par jour dans un quartier de haute sécurité. Ce serait trop dangereux et trop cher. Les prisons doivent donc créer des quartiers adéquats.

On exige donc toujours davantage du système carcéral?

Les sociétés font face à de plus en plus de problèmes qu’elles ne savent plus gérer. Prenez les infractions contre le patrimoine: de moins en moins de citoyens acceptent que quelqu’un qui détourne des millions puisse échapper à la prison. Ou l’augmentation de la violence des jeunes: en bout de piste, il ne reste que le régime pénitentiaire, c’est à lui de tout arranger. Bien entendu, cela ne suffit pas. Il faudrait empoigner ces problèmes en amont. Si nous ne voulons pas nous contenter d’enfermer les gens, nous avons besoin de concepts qui leur donnent une chance. Pour beaucoup de monde, le système carcéral reste une boîte noire. On ne réfléchit pas à ce qui s’y passe et à ce qui devrait s’y passer. Or nous devrions l’ouvrir et regarder à l’intérieur. I

Publications: Brigitte Tag, Thomas Hillenkamp (éd.), Intramurale Medizin im internationalen Vergleich (Médecine carcérale en comparaison internationale), Editions Springer, Berlin, 2008; Brigitte Tag, Julian Mausbach (éd.), I ntramurale Medizin in der Schweiz (Médecine carcérale en Suisse), Editions Dike, Zurich, 2010.

* Article paru dans Horizons n° 83 de décembre 2009, magazine du Fonds national suisse de la recherche scientifique (trimestriel).

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