Dans le bulletin d’une paroisse très éloignée de l’arc lémanique1, j’ai trouvé la caractéristique principale de Jean Calvin: la justice. Que n’a t’on pas écrit, dit, filmé, radiodiffusé au sujet du réformateur dont nous fêtons le 500e anniversaire? Cette facette de la justice est restée un peu dans l’ombre, et nous avons à coeur de l’éclairer, en partant de l’ouvrage magistral La pensée économique et sociale de Calvin, du regretté André Biéler. Economiste et théologien à la fois, il était très bien placé pour répondre à la question: Calvin fut-il le père du capitalisme?
A y regarder de près, Calvin n’utilise pas souvent le mot justice. Mais en termes du XXIe siècle, la justice est la fin qu’a poursuivie l’illustre réformateur. Il pose d’emblée «le critère pour juger d’un régime politique: son comportement à l’égard des pauvres.»2 Au milieu du XVIe siècle, Calvin note déjà que «le riche devient plus riche au fur et à mesure que la pauvreté s’accroît» (338). Or «toucher au pauvre, lui nuire, augmenter sa misère ou ne pas le secourir, c’est attenter à Dieu lui-même… et provoquer le désordre social au sein de l’humanité» (331).
S’opposant à l’exploitation des faibles, des pauvres et des étrangers, Calvin s’inscrit en faux contre les profits: le commerce doit être un service à la communauté. «La lutte contre toute forme d’oppression, politique, économique ou sociale, est l’une des exigences premières de la Réforme, selon lui et selon A. Biéler, qui a marqué de son empreinte le mouvement pour la justice au XXe siècle3. Cette défense inconditionnelle des pauvres donne au message de Calvin une grande actualité.
A ses yeux, «priver quelqu’un de son travail, c’est comme si on lui ôtait la vie» (409). Or que voyons-nous aujourd’hui? Les règles de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) tuent des millions de paysans dans le monde. Rien qu’en Inde, des dizaines de milliers se sont suicidés, n’arrivant plus à nourrir leur famille. L’exemple du paysan sud-coréen Lee Kyung Hae, faisant hara-kiri lors de la réunion de l’OMC à Cancún, reste dans nos mémoires. Sur son torse, il portait une pancarte: «L’OMC assassine les paysans»4.
Curieusement, l’attention concernant l’économie selon Calvin s’est focalisée sur la question du prêt à intérêt. S’il est exact qu’il fut le premier à l’admettre, à condition que les intérêts ne dépassent pas 5% – alors que les autres réformateurs en rejetaient le principe – il l’assortit de tellement de garde-fous qu’il ne peut être considéré comme l’avocat du prêt à intérêt en général. Celui-ci était pratiqué à Genève depuis 1387. La Bible met toujours en garde contre l’usure, et Calvin n’aurait jamais voulu qu’on emprunte joyeusement de l’argent pour en faire n’importe quoi. Il allait plutôt dans le sens de l’option préférentielle pour les pauvres, chère à la théologie de la libération.
En langue fleurie du XVIe siècle, cela donne: «Les paroles du Christ valent autant à dire comme s’il commandait de subvenir aux pauvres plutôt qu’aux riches.» (457) Voici un des fondements de cette doctrine: la richesse n’est là que pour être mise au service du bien commun. Cela implique une protection rigoureuse de l’être humain contre son asservissement à autrui par l’argent.5 Et Calvin ajoutait: le droit au travail prime les droits des financiers. Les prêts ainsi consentis ressemblent davantage aux prêts des instituts de micro crédit, comme la Grameen Bank, qu’à ceux des banques d’affaires.
Max Weber, sociologue et économiste allemand (1864-1920) a, le premier, attribué à Calvin la paternité du capitalisme (pour le dire en raccourci). D’après lui, «le protestantisme est générateur d’un certain ‘esprit’ propre au développement du capitalisme» (479). Pour illustrer cette hypothèse, il cite entre autres… Benjamin Franklin, homme politique étasunien du XVIIIe! N’ayant pas travaillé sur les sources, ne connaissant pas les écrits de Calvin, il a basé sa théorie sur les convictions des protestants dits puritains6. Malgré cette faille dans sa méthode, son hypothèse a fait florès, et colle à la réputation de Calvin. Du point de vue capitaliste, c’est un coup de «récup» réussi, mais cela ne correspond pas à la vérité.
Le mouvement de la Réformation a visé une réforme totale, tant pour l’individu que la collectivité. Calvin mettait en garde ses contemporains: «l’économie humaine subit les conséquences de l’incrédulité» (245). Phrase prophétique: aujourd’hui, ceux qui gouvernent le néolibéralisme se conduisent comme des athées matérialistes. Or ce que Calvin a mis en avant, c’est un système basé sur l’amour de Jésus-Christ et notre amour pour le prochain, système qui exclut le gaspillage, l’accaparement, la spéculation, l’exploitation d’autrui. A toute occasion, il fustige les profiteurs et les hausses de prix, recommande toujours aux autorités de créer des emplois pour les chômeurs, ainsi que la solidarité à l’égard des victimes des guerres continuelles et à l’égard des réfugiés. Il s’insurge nommément «contre l’exploitation des salariés» (341). Or le système qui donne le pouvoir aux sociétés transcontinentales est en train d’exploiter comme des esclaves 43 millions de femmes, asservies dans les usines de sous-traitance (maquilas).
Calvin, le réformateur, l’individu, et ceux qui s’inspirent de lui sont d’une probité, d’une honnêteté, d’un désintéressement à toute épreuve. La frénésie de certains boursicoteurs, déplaçant leurs capitaux au gré des fluctuations de rendements, les financiers qui ont inventé et gèrent des produits dérivés, les entreprises transcontinentales qui dévastent l’environnement et affament les populations au lieu de les nourrir, n’ont strictement rien à voir avec l’éthique calvinienne.
Prenons quelques exemples. «La responsabilité sociale et écologique ne s’inscrit plus sur notre étendard comme par le passé», a déclaré Daniel Vasella, pdg de Novartis7. En clair: le profit d’abord! M. X, le financier ténébreux à la tête d’une entreprise de matières premières – que le Conseil fédéral a protégé en refusant de l’extrader vers les Etats-Unis, où il avait été condamné sous 50 chefs d’accusation – détournait l’embargo imposé à l’Iran et de nombreuses lois8, en particulier celles qui protègent l’environnement.
Deux films récents montrent les agissements des transcontinentales de l’alimentation (We feed the world), et la convoitise forcenée d’entrepreneurs qui avouent leur cynisme (Let’s make money). Ils ont été réalisés par le metteur en scène autrichien Erwin Wagenhofen, qui analyse courageusement les dysfonctionnements du système financier débouchant sur la crise actuelle.
Il faut ajouter les spéculations crapuleuses des financiers qui, ayant retiré leurs capitaux des hedge funds vermoulus, les ont transférés dans le domaine de l’alimentaire, avec des conséquences mortelles pour des millions de pauvres. Il est indiqué, face à ces actes de délinquance morale, permis par la finance mondialisée, de rappeler que Calvin préconisait un contrôle de l’Etat. Donc régulation, et non dérégulation.
Il serait trop facile de mentionner des zones d’ombre dans l’enseignement de Calvin, par exemple dans le domaine de l’environnement. Tout simplement, le problème ne se posait pas à son époque. Comme les auteurs de la Genèse vivant dans un milieu sous-peuplé, et appelant les êtres humains à «croître et à multiplier», à dominer la terre (Genèse 1:26, 28), Jean Calvin déclarait que «l’homme est chargé de dominer sur l’ensemble de la création (232)». Je ne doute pas qu’aujourd’hui, il serait du côté de ceux qui proposent soit de limiter la croissance9, soit d’entrer hardiment dans un régime de décroissance10. Calvin affirme tranquillement que «la Terre est au Seigneur, et que l’homme n’a pas sur elle un droit d’exploitation illimité» (433). Il aurait été inconcevable pour lui que les compagnies transcontinentales achètent à vil prix des portions de pays en Papouasie-Nouvelle Guinée, à Madagascar, dans l’Amazonie ou les Andes.
Dans la conférence qu’il a prononcée le 6 novembre à Neuchâtel, avant de recevoir de l’Université le doctorat honoris causa, Leonardo Boff a donné le calendrier de la tragédie dans laquelle nous sommes entrés: en 1961, l’humanité utilisait la moitié de la capacité de la terre, en 1981, toute la capacité11. En 1995, nous dépassions déjà de 10% la capacité de la terre, et en 2008, nous la pillons de 30%. La terre nous donne des signaux qu’elle ne tient plus le coup: les abeilles et les grenouilles meurent par millions, les glaciers fondent encore plus vite que prévu… Si on prend au sérieux l’avertissement d’Albert Einstein, qui estimait que l’humanité survivrait au plus dix-quinze ans à la mort des abeilles (agentes de la pollinisation des plantes), nous risquons de débarrasser bientôt la planète de notre présence prédatrice…
Tant le Conseil fédéral, avec son plan de relance, que le G-20, avec sa Déclaration de Londres, offrent la même chose. Ils ont perdu une formidable occasion de changer de cap. Pourquoi? Regardez le film du Québécois Richard Brouillette «L’encerclement»12 (2008); les altermondialistes ont la réponse. Michael Moore, quant à lui dénonce, au sujet du crédit de relance de 700 milliards de dollars voté par le Congrès étasunien, «la plus grande escroquerie de l’histoire»13.
Le réformateur originaire de Noyon «a largement contribué à faire passer la pensée, chrétienne et humaine, du moyen âge à l’ère moderne» (515). Il a réfléchi très tôt à des problèmes de société, avec une perspective ample14. Pour lui, le travail est vocation, bénédiction. Les «vertus calvinistes» de l’application au travail, de l’esprit d’entreprise, les mettrons-nous aujourd’hui au service de la vie de la planète? «Veillons et prions», pour qu’à Copenhague… les représentants des gouvernements se réveillent des leurres néolibéraux, écoutent les vrais experts et changent le système en profondeur, afin que la gent humaine survive… I
CALVIN NE PEUT ÊTRE LE PÈRE DU CAPITALISME
* théologien et journaliste, cf. www.ambre.jonxion.ch
1 La Pive, de la paroisse réformée des Hautes-Joux, qui comprend tout le District du Locle, y compris La Brévine.
2 Toutes les citations indiquées uniquement par le numéro de la page sont tirées de la deuxième édition de La pensée économique et sociale de Calvin, André Biéler, Georg éditeur, Genève, 1959, 2008, 562 p., avec une préface de Michel Rocard et un portrait de l’auteur par Jean-Pierre Thévenaz.
3 Infatigable lanceur d’initiatives, il fut à l’origine de mouvements comme la Déclaration de Berne, CANES, ACTARES…
4 Un film très impressionnant lui a été consacré par Daniel Trobas Rojas, Mexique/France, 2007.
5 Ce n’est pas exactement la pratique d’institutions comme le FMI (Fonds monétaire international), qui lient tout prêt à la réalisation d’un programme d’ajustement structurel…
6 Mouvement piétiste se réclamant du calvinisme, né en Angleterre, qui se répandit en Nouvelle Angleterre et exerça son influence sur la constitution et la politique des Etats-Unis d’Amérique du Nord.
7 Dans une interview à la Basler Zeitung en 1997, citée par José Ribeaud dans son livre d’actualité: Quand la Suisse disparaitra, L’Aire, Vevey, 1998.
8 Des procès lui ont aussi été intentés en Australie, en Afrique et en Amérique latine.
9 Comme les auteurs des trois rapports élaborés au MIT (Massachusets Institute of Technology), dont le premier fut traduit avec le titre Halte à la croissance, et le dernier appelle à un changement drastique, sans quoi la survie de l’espèce humaine est gravement menacée, cf. Donella et Dennis Meadows, Jörgen Randers: Limits to Growth – The 30-Year Update, Chelsea Green, 2004.
10 Serge Latouche, décrivant la tendance suicidaire de la société de croissance, en appelle à la construction d’une société conviviale dans, Le pari de la décroissance, Fayard, Paris, 2006. Une seule citation: «Une société incapable de permettre à la majorité de ses membres de gagner leur vie par un travail honnête et qui les condamne, pour survivre, à agir contre leur conscience en se rendant complices de la banalité du mal est profondément en crise.» (p. 56)
11 Voir L’Equation du nénuphar d’Albert Jacquard, Calmann-Lévy, 1998.
12 Décrit le néolibéralisme, projeté dès 1947 par la Société du Mont-Pèlerin, qui vise à réduire la démocratie, à laisser les masses dans l’ignorance, à enrichir – au mépris de l’environnement – seulement une «élite».
14 Le dernier film de Michael Moore, Capitalism, A Love Story (2009), est celui qui remet le plus en question le système néolibéral.
15 Contrairement à Martin Luther, qui dans ce domaine, dit A. Biéler, était «extrêmement conservateur» (28).