Tableaux de tous les Miles
Les uns viennent écouter avec recueillement Kind of Blue, disque phare du jazz conçu par Miles Davis, avec la complicité de Bill Evans, en quelques jours du printemps 1959; les autres viennent vibrer aux sons tendus du funk délivré par les orchestres du Miles Davis électrique des années 1980; certains se régalent de la liberté savamment contrôlée de son second quintette, avec Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et le tout jeune Tony Williams à la batterie, qui redéfinit les règles du jeu jazzistique au milieu des années soixante; d’autres encore admirent les instruments personnalisés et la garde-robe clinquante de ce dandy au sens baudelairien du terme, ou lisent quelques extraits d’une correspondance parfois tumultueuse.
Icône de la pop mondiale
Les plus âgés des visiteurs ont connu le jazz au temps de l’existentialisme, quand les musiciens montaient sur scène comme sur un ring; les plus jeunes découvrent une riche iconographie qui les plonge au cœur du vingtième siècle et de sa vie musicale. Tous parcourent avec un certain vertige l’exposition «We want Miles», conçue et réalisée par la Cité de la Musique à Paris. Du début à la fin s’y manifeste en filigrane ce rapport musical si précis et dynamique à la pulsation, ainsi qu’à la tradition du blues. Dans un chassé-croisé de pénombre et de lumière, qui met bien en valeur les objets exposés et les vidéos projetées, chacun peut se confronter à de superbes musiques diffusées directement dans des sourdines acoustiques ou via des bornes dans lesquelles on branche ses écouteurs.
Miles Davis a traversé le jazz comme une comète, imprimant sa marque musicale et son caractère conquérant des deux côtés de l’Atlantique et du Pacifique. La rétrospective proposée jusqu’au 17 janvier prochain permet de suivre les saisissantes métamorphoses du personnage, du jeune adulte fasciné par le be-bop à l’artiste «maudit» en quête de réussite sociale, en passant par le créateur du jazz contemporain, et sans oublier l’icône de la pop mondiale qui marche aux côtés de Prince et de Michael Jackson.
«Re-territorialisation»
A une époque où beaucoup considéraient le musicien afro-américain comme un amuseur public non dénué de talent – un avatar du «bon sauvage» –, Miles Davis s’emportait contre ses collègues qui dédaignaient la musique classique européenne, et cherchait son inspiration dans le flamenco et les arrangements ciselés de Gil Evans. Quand le jazz était devenu un ambassadeur de la culture américaine qui se jouait dans de grandes salles de concert, le même Miles, fasciné par Jimi Hendrix, renouait avec la communauté afro-américaine et s’ouvrait au public du rock, déclarant jouer «de la musique sociale, celle qui est dans l’air». Certains ne lui ont jamais pardonné cette re-territorialisation, avec la violence symbolique qu’elle impliquait en musique. Qu’importe, car son parcours personnel et musical, volontairement atypique, est un pont jeté entre les générations.
Ce n’est pas le moindre mérite de l’exposition que de faire (re)découvrir à ses côtés, en images et en musiques, quelques-uns des grands créateurs du jazz dont certains sont toujours à l’œuvre aujourd’hui: Wayne Shorter, Jack DeJohnette, Dave Liebman, John Scofield, Marcus Miller, pour ne citer qu’eux. Les promoteurs de la Cité de la Musique invitent d’ailleurs certains d’entre eux à revisiter sur scène la musique du maître pendant la durée de l’exposition.
Comment mettre la musique en situation d’exposition, quelle place pour le jazz au musée, et quelle est l’impact actuel d’une œuvre aussi emblématique que celle de Miles Davis? Vincent Bessières, membre de l’Académie du jazz, responsable des contenus relatifs au jazz sur le portail de la médiathèque de la Cité de la Musique, et commissaire de l’exposition, s’est prêté au jeu des questions.
Quel est le fil rouge au départ du projet?
Vincent Bessières: Le fil rouge, c’est la musique… J’aime tellement la musique de Miles Davis que j’ai voulu qu’elle soit au cœur même de l’exposition. J’ai essayé d’en refléter la diversité, et évidemment la beauté. Je crois beaucoup au contact direct avec l’œuvre, de la même manière que l’on peut avoir un choc devant un tableau. J’avais ce désir que le public soit exposé à la musique, d’où l’idée de ces salons d’écoute que sont les «sourdines», et la recherche qui a été menée, au plan acoustique, pour qu’on y entende uniquement la musique diffusée. On est immergé, mais pas au détriment de la qualité d’écoute. Les morceaux ne sont pas coupés, mis à part quelques-uns qui sont extrêmement longs. Je ne me voyais pas trancher dans une œuvre surabondante et tellement diversifiée; pour lui rendre justice, on est obligé de présenter toutes ses facettes.
Le jazz a-t-il sa place aujourd’hui dans un musée?
Oui, bien sûr! D’abord parce que je suis persuadé que c’est une musique qui n’est pas toujours appréciée à sa juste valeur. Ensuite parce que faire rentrer le jazz dans une institution comme la Cité de la Musique, et en honorer une des grandes figures, est une des manières de reconnaître sa portée et sa valeur. Même si le contexte n’est pas le même, célébrer une grande figure afro-américaine au moment où un Afro-Américain accède à la présidence des Etats-Unis est une conjonction qui n’est pas malheureuse – c’est le moins qu’on puisse dire. Et même si le jazz est une musique vivace, bien ancrée dans le présent, qui continue à se renouveler, il ne faut pas négliger son histoire ou se contenter de la transmettre au travers des rééditions discographiques.
Le sous-titre de l’exposition est «Le jazz face à sa légende». Qu’est-ce que Miles Davis a apporté sur ce plan?
C’est un sous-titre à double sens… Miles Davis est peut-être la plus grande figure légendaire du jazz, et ceci à deux niveaux: il a non seulement alimenté sa propre mythologie en suscitant un nombre de fantasmes extraordinaire, mais aussi contribué à écrire l’histoire de cette musique. L’histoire du jazz ne serait pas la même sans lui. Et puis le deuxième sens, c’est que Miles Davis met le jazz face à lui-même. Il oblige la communauté des musiciens à réagir à ses propositions. Quant il réalise Birth of the Cool (disque de jazz orchestral réalisé en 1949-50 par un nonette qui n’exista qu’en studio ou presque, ndlr), il leur propose autre chose. Certains vont condamner, et d’autres vont s’engouffrer dans cette voie-là. Et c’est le même phénomène quand il décide vingt ans plus tard de remplacer le piano par des claviers électriques, d’intégrer un guitariste et de jouer binaire. Il met le jazz face à cela, et à l’époque il reçoit tout de même des critiques très sévères. Ce côté «Miles et le jazz qui se regardent», l’exposition veut aussi en rendre compte.
Il y a une colère initiale de Miles Davis, qui vient notamment de la question raciale, mais qui se dirige ensuite contre certains de ses pairs…
Miles Davis est quelqu’un qui ne veut jamais rester à la place qu’on lui assigne. Il ne veut pas être un citoyen de seconde classe comme il l’a été dans son enfance, en tant que noir dans une société soumise à la ségrégation. Il est issu d’un milieu relativement aisé, mais aspire à mieux et ne voit pas pourquoi il n’y accéderait pas. Et finalement, il ne veut pas rester à la place du musicien de jazz, à savoir, dans les années quarante, soit un type qui joue pour une clientèle qui vient boire des verres, soit un type qui joue une musique certes agréable mais de second ordre, soit un type qui joue une musique trop compliquée pour toucher le grand public. Il ne veut être enfermé ni dans le communautarisme, ni dans le folklore, ni dans cet espèce de mépris que certains ont pour la musique populaire. C’est sa façon à lui d’affirmer une souveraineté, un désir de liberté ancré dans la mémoire de l’esclavage et de son origine afro-américaine.
Miles Davis est-il une porte ouverte sur l’histoire du jazz et sa vulgarisation?
Je dis souvent que tout le monde peut aimer Miles, même si on n’est pas obligé d’aimer tout Miles! Il y en a qui vont préférer le be-bop, d’autres les disques du label Prestige, d’autres ceux réalisés avec Gil Evans, ou le second quintet avec Wayne Shorter, ou encore On the Corner et les albums des années 1980. A chaque fois, c’est une musique différente, des rythmes différents, des solistes différents. Du coup, grâce à Miles Davis, on peut ouvrir des fenêtres sur l’histoire du jazz, élargir son champ de vision pour voir qui joue à ses côtés. On peut ainsi suivre le fil de John Coltrane et de Thelonious Monk…
J’espère que l’exposition va contribuer à faire connaître non seulement ce musicien, mais aussi le jazz de manière plus générale. Il y a une permanence du son de Miles Davis, même si ce son n’est pas le même avec Charlie Parker, durant les années 1960, et ensuite avec la pédale wah-wah. Il y a de nombreux visages différents, mais le son de Miles est toujours reconnaissable. C’est ce qui est stupéfiant: on le reconnaît toujours alors même qu’il change constamment.
Miles Davis est-il un témoin privilégié de son époque, ou un musicien à classer dans l’«avant-garde»?
Il n’a jamais revendiqué d’être d’avant-garde, mais il l’a souvent été. Est-ce fortuitement, ou parce qu’il refuse de se reposer sur ses lauriers? Il y a une idée que j’aime bien dans l’exposition: on quitte Miles Davis à la fin de la première partie, en 1967, devant un film en noir et blanc; les musiciens sont en costume et jouent acoustique devant un public assis dans une salle de concert. Puis on le retrouve trois ans après au festival de l’Ile de Wight, et tout a changé!
J’ai du mal à croire que cette rupture soit fortuite. Je me demande si Miles Davis n’avait pas plutôt les oreilles en permanence ouvertes, avec ce désir de ne pas lâcher prise sur l’époque. Il était arrivé à un tel niveau de notoriété et de réussite – la Ferrari, les jolies femmes, le Japon, l’Europe – qu’il aurait pu continuer sur cette voie toute tracée. Mais non: il plonge dans le chaudron de Bitches Brew. Je ne connais pas beaucoup d’artistes qui arrivent à ce point à changer sans arrêt. Cela demande une énergie colossale, quand on arrive à un certain achèvement, de se dire que c’est derrière soi et qu’il faut quelque chose de nouveau. Je trouve cela admirable, même si c’est aussi le fruit des circonstances, des rencontres, des mariages et de toutes ces sortes de choses…
PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTIAN STEULET