Contrechamp

«IL EST HORS DE QUESTION…»

RÉSISTANCE AU POPULISME – En réaction aux résultats qui ont marqué l’élection du Grand Conseil genevois, le 11 octobre, les auteurs Karelle Ménine et Serge Margel expriment leur mécontentement sous la forme d’une tribune à deux voix.

Karelle Ménine: «Cher Serge, je ne sais pas pour toi, mais au lendemain des élections du 11 octobre dernier, je me suis dit: ça continue. Encore une fois. Un pas de plus. Toujours de trop. Je me suis dit que le mur semblait toujours plus haut, toujours plus menaçant. Et je me suis dit qu’il fallait écrire, par-dessus… Le principal slogan du Mouvement citoyens genevois est: «Genève et les Genevois d’abord». Les termes me frappent. Dans son discours du 30 janvier 1939, Hitler écrivait: «La France aux Français, l’Angleterre aux Anglais, l’Amérique aux Américains, et l’Allemagne aux Allemands.» Son parti national socialiste, le NSDAP, réclamait alors l’union de tous contre un ennemi commun. Je n’accuse pas le MCG d’être nazi, nullement, je note seulement les termes utilisés. Le langage n’est jamais innocent.
Alors qui est visé ici? Apparemment le frontalier. Mais Eric Stauffer, dans son «mot du président» sur le site du MCG, évoque ces frontaliers «cherchés à des milliers de kilomètres de là». Le frontalier, n’est donc plus seulement frontalier. Parce qu’il vient d’autre part, il devient l’autre, inacceptable. Mais de quel corps politique parlons-nous ici? D’un micro territoire (les 37,4% des détenteurs de la carte de vote genevois qui ont voté!) contre un autre micro territoire (les travailleurs détenteurs d’un permis frontalier). De micro mondes – je les appellerai microcosmondes – opposés à d’autres. Une chaîne alimentaire où chacun craint toujours plus chacun. Plus la crise menace, plus la chaîne se resserre. On referme la fenêtre pour ne plus entendre le voisin. On revendique d’être chez soi. On balaie l’être avec par l’entre soi.
Serge Margel: – Tu as raison Karelle, aucun discours n’est jamais innocent, il sert toujours un pouvoir dominant, qui se cache. Ici: cette vieille mais tenace politique de la peur. Invoquer comme un enjeu majeur, dans un programme politique, la catégorie du «Genevois» est en soi déjà effrayant, d’autant plus qu’il ne dit rien, ce programme, sur l’identité de certains citoyens – on fait comme si tout le monde savait ce qu’est un pur Genevois, dont l’histoire complexe des langues, des nationalités, des cultures aussi, est biffée, comme balayée d’un coup, d’un trait. Tu vois, ce qui m’atterre dans ce mot, finalement, c’est son usage.
Encore une fois, on ne dit rien, ni de Genève, ni des Genevois, sans quoi il faudrait prendre en compte cette riche culture qui fait toute son histoire. Non, ce qu’on dit à certains citoyens, c’est qu’ils sont désormais en danger, ils sont menacés dans leur identité, même si de cette identité on ne sait rien. On leur dit qu’ils vont perdre quelque chose, avant tout des intérêts, des valeurs, des privilèges, mais ce qu’on veut surtout, par là, c’est qu’ils s’identifient «eux-mêmes» à cette perte, afin qu’ils en aient peur. C’est ça, la politique de la peur, cette imposture terrifiante, vieille comme le monde. Tu fais peur à quelqu’un avec des faits réels, mais discutables, voire ambigus, comme la crise économique, le chômage, la violence aussi, l’insécurité, l’étranger, ici «le frontalier», tu lui dis et lui montre qu’il est en train de perdre quelque chose, dans le seul but que cette perte devienne… sa propre identité.

Et tu as raison d’être prudente. Le MCG est un parti populiste d’extrême droite – «ni gauche ni droite», et dire qu’il y a encore des gens assez sots pour y croire! –, mais sans être fasciste pour autant. Il procède comme les fascistes, c’est tout, mais c’est déjà assez grave. Cette politique de l’inquiétude, dont ce parti fait usage, après tant d’autres déjà, est une politique de la médiocrité. Et là, je ne juge pas des personnes, que je ne connais pas, mais des discours, que je lis et que j’entends. Ce sont toujours les mêmes. Sous leur masque protecteur, paternaliste, sécuritaire et bienveillant, qui ne pensent qu’aux familles et aux enfants, ils agissent toujours de la même manière. Qu’il s’agisse du discours des grands dictateurs, des présidents ou des ministres, comme Bush, Berlusconi, Sarkozy, ou encore du discours de petits partis réactionnaires, comme le MCG, tu peux être sûre d’y retrouver au moins deux caractéristiques constantes. Tout d’abord, une moralisation du politique, qui veut réduire les conflits sociaux et le règne des inégalités à la guerre du bien contre le mal. Ensuite, la désignation de minorités populaires, chargées de porter et d’assumer la responsabilité du malheur. Un masque à double face, disons-le, comme un gant qui se retourne, d’un côté la cagoule du pyromane, qui met le feu à la forêt, de l’autre le casque du pompier, qui éteint l’incendie. Tête biface de l’imposteur, qui jamais ne te regarde en face, ou de face, mais dont le discours pourtant reste toujours identique à lui-même.
KMé: – La plainte du vaillant soldat… Le chiffon de la terreur… Mais si la ritournelle populiste nous conquiert inlassablement, c’est donc que nous l’aimons! Je ne m’inquiète pas de la victoire du MCG, je n’ai aucune raison de m’inquiéter des populismes existants. Ils existent. La morsure est faite. Elle est même en nous. Mais il est hors de question, ici ou ailleurs, que nous fassions comme si ce n’était pas grand-chose. Je m’effraie donc du silence qui les entoure et les nourrit. De cet apolitisme, jeu de l’absence, d’une culture politique absente, d’où sort une inertie effrayante, individuelle, commune, dont ils tirent profit. Un «que veux-tu qu’on y fasse?», un «la démocratie a ce qu’elle mérite, après tout», assourdissants. Un mur, toujours plus large…

SMa: – Il y a silence et silence. Il y a le silence de ceux qui ne parlent pas, il y a celui de ceux qui parlent pour ne rien dire, mais il y a surtout le silence de ceux qui ont rendu les armes, abandonné tout combat, et ceux à qui on a fermé la gueule. Ceux-là, ce sont ceux qu’on aura trompés, désespérés de toute action politique. Ce sont les résignés, les convaincus malgré eux, malgré tout, que la politique ne relève plus de l’action, de la révolte, de la résistance, pour l’émancipation, la liberté, l’égalité, mais de la seule gestion des biens et l’organisation des intérêts. Les résignés, les «réduits au silence», je veux dire, tu l’entends bien, cette gauche molle désespérante, démunie, dont le seul souci se réduit à l’aménagement du territoire, et à la protection civile. Le silence, décidément, c’est la résignation, morne, molle et gémissante, non seulement de nos politiques, dites encore de gauche, mais aussi de ces minorités alertées, qui ont fait la belle histoire du socialisme: les classes populaires, les réfugiés, les émigrés, les intellectuels, les artistes.
Autant de minorités, qui aujourd’hui se taisent, si elles n’ont pas déjà viré à droite, convaincues encore une fois qu’il vaut mieux préserver les intérêts de chacun, plutôt qu’engager sa parole dans la Cité. Le silence est une croyance malhonnête et malheureuse. On sait très bien que l’augmentation du chômage à Genève, comme partout ailleurs, en Suisse et dans le monde, est dû à des crises économiques, des escroqueries financières, bancaires, des spéculations boursières abusives, une déroute du Capital, en somme. On le sait, on nous le rappelle chaque jour, et dans tous les médias, mais on ne l’entend toujours pas. Moraliser le politique, c’est déplacer frauduleusement les inégalités sociales en guerre du bien contre le mal. L’étranger aujourd’hui, c’est le garant du fatalisme des inégalités sociales, dont se nourrit quotidiennement la nature du système.
KMé: – Un système qui semble bien huilé… Si la révolte naît lorsqu’un homme dit «non», rejoint par un second qui dit le même «non», animé de la même colère et des mêmes valeurs que lui, alors ce qui me frappe aujourd’hui est la déconfiture des solidarités. On lutte pour sa prime, sa retraite, son statut, sa place. Sa revendication. L’union n’existe que dans un intérêt commun, et non plus dans une ambition commune…

SMa: – Sans cesse je me demande: qu’est-ce qui est encore possible aujourd’hui? Cette question inquiète, c’est la question de l’avenir, on le sait bien, on le sent, de plus en plus précaire, incertain, improbable. Mais parfois je me demande aussi, plus gravement: l’avenir est-il encore possible? L’avenir, ce n’est pas simplement le jour suivant, le lendemain, mais bien cette capacité à répondre de ce qui nous arrive. Et là, j’insiste sur le «nous». Car je suis convaincu que rien ne peut nous arriver, nous toucher, nous éveiller, nous transformer aussi, si ce «nous» n’est pas déjà perçu collectivement. Il n’y a pas d’avenir pour un individu séparé du collectif, pas d’avenir pour un sujet privé, c’est-à-dire privé ou dépourvu de tout un réseau de trajectoires, convergentes et divergentes, qui constitue la situation concrète d’une société. Mais ce dont je suis encore plus convaincu, c’est que cette force collective, c’est à nous de l’inventer. C’est une construction, une élaboration, on pourrait dire un projet, ou plus encore un engagement, mais qui dépend toujours de certaines conditions. Ce que je veux dire par conditions, c’est tout simplement prendre la mesure de la situation politique dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Et cette situation est celle d’une rupture, ou d’un effondrement du socialisme. On ne peut plus penser aujourd’hui notre avenir, ni l’horizon possible d’un monde différent, dans la continuité d’une histoire, portée par de grands événements, de grandes révolutions, mais il faut désormais avancer sur un fond de ruines, sur les débris des idéaux et des grandes utopies socialistes, politiques, artistiques.
Il faut prendre parti de cette situation de ruine, pour y tisser des liens de solidarité matérielle et intellectuelle, affective et politique. Il faut, je crois, avant tout autre chose, faire consister cette situation, la rendre réelle, tangible, visible, audible. Il faut reconnaître cet effondrement de nous-mêmes, de notre histoire, de nos passions de résistants, trouver les mots justes, les phrases, les discours, pour le dire, les images pour le montrer. Il faut reconstruire nos nouvelles utopies, autrement dit, il faut nous reconstruire nous-mêmes, sur la reconnaissance de notre propre effondrement. Aujourd’hui, la politique doit passer par le goût des ruines, des débris, des restes. La passion politique ne pourra se poursuivre qu’au travers d’un amour déchu. Ne jamais oublier notre histoire, ou lui rester fidèle, c’est accepter qu’on l’a déjà quittée. Comme il faut accepter, reconnaître, rendre visible, que nos minorités populaires aujourd’hui se sont littéralement transformées. Elles étaient révolutionnaires, par l’alliance des forces et par la résistance, elles sont devenues revendicatives, elles défendent elles aussi des intérêts, des biens, des valeurs. Et cette métamorphose est un effet de ruine, une situation qu’il faut faire vivre, autour de laquelle il faut prendre position et s’organiser, se rassembler, chacun avec sa force, ses pratiques, ses gestes, ses croyances, sa propre vie. C’est à cette seule condition, selon moi, qu’un avenir sera encore possible, à l’horizon d’une telle rupture de l’histoire, au seuil d’un désert qui s’accroît. Une condition ultime, pour s’allier, pour résister et pour agir.» I

* journaliste, auteure.

** philosophe, auteur.

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