QUEL ÉCOSOCIALISME POUR LE XXIe SIÈCLE?
En réaction aux contributions d’Andreas Saurer (Les Verts) et de René Longet (PSG), publiées dans Le Courrier des 4, 8 et 25 septembre, je reviendrai ici sur les principales articulations d’un projet social émancipateur pour le XXIe siècle, dont solidaritéS a adopté les grandes lignes à son Congrès de mars dernier. Il ne s’agit pas de dessiner une utopie fantasmagorique, mais de partir des potentialités du monde actuel pour proposer un horizon de transformation sociale solidaire correspondant aux besoins matériels et immatériels les plus pressants de l’humanité.
Nous n’avons pas de modèle vivant grandeur nature… Tout juste quelques contre-modèles. L’URSS stalinienne d’abord, avec le contrôle par en haut de la vie économique et sociale, l’hypertrophie monstrueuse de l’Etat, le déni démocratique, la répression massive, le culte de la famille patriarcale, l’oppression nationale, les nouveaux privilèges, etc. Mais aussi la social-démocratie, ralliée aujourd’hui au capitalisme néolibéral, jusqu’à en diriger les institutions phares comme le FMI ou l’OMC. Sans parler des partis verts, qui ont suivi le même chemin beaucoup plus rapidement pour prôner aujourd’hui le «capitalisme vert»…
En revanche, nous disposons de pistes essentielles pour dessiner les contours d’une alternative globale au capitalisme, qui rompe avec ses logiques structurantes.
– L’émancipation des travailleurs ne peut être l’oeuvre que des travailleurs eux-mêmes, femmes et hommes, ce qui implique l’abolition des rapports d’exploitation, la transformation des rapports sociaux de sexe et un essor sans précédent de la démocratie participative dans tous les domaines d’activité.
Nous n’aspirons pas à une étatisation de la société, mais à une socialisation des tâches de l’Etat – à une démocratie participative –, qui doit permettre son dépérissement progressif en tant que détenteur d’un pouvoir séparé, placé au-dessus de la collectivité. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’auto-activité et l’auto-organisation des mouvements sociaux assument une telle importance à nos yeux: elles sont l’école et le banc d’essai d’une société émancipée, et ne sauraient donc être déléguées aux élu-e-s, aux fonctionnaires syndicaux et aux dirigeant-e-s d’associations, quelles que soient leurs qualités… De la centralité du salariat et du reste du monde du travail – les petits paysans, notamment – ne doit pas découler la marginalisation d’autres acteurs-trices: il en va ainsi de mouvements de femmes et de minorités opprimées, de groupes sociaux comme les jeunes scolarisé-e-s, les chômeurs-euses, les retraité-e-s…, de nombreuses associations (habitant-e-s, usager-e-s, coopérateurs, milieux de la culture…), etc.
– Le refus de la propriété et de la gestion privées du patrimoine naturel, ainsi que des grands moyens de production, de distribution, de transport, de communication et de crédit, est au centre de tout projet socialiste digne de ce nom.
En effet, une société démocratique fondée sur la participation active du plus grand nombre, qui vise à faire passer l’humanité du règne de la nécessité au règne de la liberté, ne peut voir le jour et se développer tant que la propriété de l’essentiel des richesses sociales reste l’apanage d’une minorité très réduite, qui s’arroge par-là un pouvoir de décision exorbitant. Renoncer à socialiser la propriété privée, c’est renoncer au socialisme, qui consiste notamment en une extension sans précédent des prérogatives démocratiques dans le champ économique et social. Cette gestion collective de la production sociale doit être fondée sur des procédures démocratiques impliquant le plus grand nombre pour prévenir la formation d’un nouveau pouvoir aux mains des cadres, des administrateurs-trices ou des coordinateurs-trices.
– Une répartition égalitaire des revenus à l’échelle planétaire et au sein de chaque société, ainsi qu’un accès égal aux ressources naturelles, est la garantie première d’une satisfaction des besoins fondamentaux, notamment le droit à une alimentation et à un logement de qualité, à la santé, à la formation, etc.
Il s’agit d’une véritable révolution qui suppose la réallocation massive de ressources du Nord vers le Sud, mais aussi des plus riches vers les plus pauvres, dans chaque pays et dans chaque région du globe, ainsi qu’une profonde mutation de notre façon de produire, d’échanger, de «consommer» – de satisfaire nos besoins – et de diviser le travail au sein de la société et au niveau mondial. Les bases matérielles existent pour cela: selon les estimations du FMI pour 2007, le PIB cumulé de tous les pays du monde (à parité de pouvoir d’achat) serait de l’ordre de 11 000 dollars par tête – ce qui correspond à un panier de biens et services d’une valeur de 20 000 francs en Suisse. C’est un niveau comparable à celui de la Roumanie d’aujourd’hui, à la différence près que dans ce pays conquis par le néolibéralisme, les 10% les plus pauvres ne disposent que de 2600 dollars par tête, contre 30 400 dollars pour les 10% les plus riches…
– La satisfaction des besoins fondamentaux de toutes et de tous est un droit social inaliénable: il ne peut dépendre de la solvabilité de chacun-e.
C’est pourquoi l’exploitation du travail pour le profit privé doit céder la place à sa mise en oeuvre collective pour répondre aux besoins décidés démocratiquement. La solidarité intergénérationnelle qui fonde la sécurité sociale – en particulier pour les plus fragiles – est aussi le premier devoir de la société. La sphère des services – en voie de privatisation – doit donc être publique à 100%, évaluée en fonction des prestations fournies et non soumise à des critères de «rentabilité» et de moindre coût. L’éducation des enfants, les soins aux membres de la communauté et les tâches ménagères qui échoient aujourd’hui, la plupart du temps, aux femmes, répondent à des besoins sociaux nécessitant une prise en charge collective, ce qui fournira en même temps les bases matérielles de l’égalité entre les sexes. Dans la société capitaliste, le travail des femmes, essentiel à la reproduction, voire à la production de la vie, est assimilé à la sphère privée, ce qui tend à les confiner dans le cercle étroit de la famille et les empêche de participer pleinement aux décisions inhérentes à la vie sociale.
– Le contrôle par les travailleurs, femmes et hommes, de la mise en oeuvre de leur faculté de faire, de leur coopération mutuelle, et donc des conditions de socialisation de leur activité est la condition sine qua non de la désaliénation du travail.
Nous refusons le fatalisme technologique selon lequel l’activité dans les grandes unités de production serait nécessairement hétéronome, et qu’il faudrait y opposer des activités autonomes, dites «créatrices» – de hobby, de loisirs, de bricolage, etc. –, ou encore d’autres liées à la petite production marchande. En effet, ce sont bien les activités de la grande production industrielle ou de services extrêmement productives qu’il faut réaménager pour les mettre au service de la lutte contre la rareté et la précarité, mais aussi contre la destruction des grands équilibres environnementaux. Se réapproprier ces activités, ne pas les abandonner au capital, mais les transformer à l’image des travailleurs-euses qui les exercent, voilà qui contribuera à changer le monde. Pour cela un autre rapport au travail et un autre rapport social seront nécessaires, permettant aussi de ne pas penser seulement l’accroissement du temps non contraint en termes d’accroissement des loisirs. Une telle conception du travail devrait permettre aussi de libérer la créativité et les potentialités de chacun-e dans tous les domaines de la vie sociale, favorisant aussi le développement des connaissances scientifiques et leur mise en oeuvre pour le bien-être de l’humanité.
– Une rupture avec le productivisme et le consumérisme, qui dominent la civilisation industrielle à l’Est comme à l’Ouest depuis le milieu du XXe siècle, est une condition de sortie de la crise écologique globale et sans issue à laquelle nous conduit le capitalisme. C’est pourquoi notre projet n’a rien à voir avec un programme de développement sans frein de la production et de la consommation, ce qui ne signifie pas que nous prônions un mode de vie spartiate, sans luxe ni confort. Nous plaçons le respect des grands équilibres naturels au coeur de nos préoccupations, afin de garantir les conditions de reproduction de la vie, ainsi que le maintien à long terme de conditions d’existence optimales pour l’espèce humaine. Pour cela, nous estimons que la lutte contre le réchauffement de la planète est un objectif central pour éviter la multiplication de catastrophes environnementales aux conséquences sociales de plus en plus meurtrières, en particulier pour les populations les plus vulnérables. Cette lutte n’est pas envisageable sans mobilisations d’envergure pour la réduction massive des émissions de gaz à effet de serre, liée à des mécanismes démocratiques pour combattre le dérèglement climatique à l’échelle mondiale. Une stratégie environnementale sérieuse doit être axée sur l’amélioration des conditions de vie et la réduction des inégalités, avec une répartition égalitaire des ressources pour répondre aux besoins fondamentaux. Dans ce sens, il faut résolument rejeter l’«écologie de marché» des Verts qui génère des injustices croissantes.
Faut-il renoncer à des batailles partielles au nom d’un tel programme d’ensemble? Non, bien sûr, à condition de viser toujours au-delà: essentiellement à l’élévation du niveau de conscience et d’organisation du plus grand nombre en faveur de l’émancipation humaine. Cela implique le développement de liens plus étroits entre foyers de lutte et mouvements sociaux à l’échelon local autant que global. Ceci dit, la résistance dans la durée, et surtout la contre-offensive de milliers, de centaines de milliers, voire de millions de personnes, issues en particulier des nouvelles générations, sera de plus en plus tributaire de la crédibilité d’un projet d’émancipation humaine réactualisé, non seulement au plan national et européen, mais aussi au plan international. I
* membre de solidaritéS-GE, candidat au Grand Conseil genevois sur la liste 4 (solidaritéS-Parti du Travail).