Richard Stallman, un humaniste au cœur des logiciels
Il a pour certains la stature d’un gourou – il en a l’allure, pieds nus et tignasse hirsute lorsqu’il nous reçoit chez ses amis à Grandvaux, dans le Lavaux, en marge de la conférence qu’il donnait vendredi dernier à Lausanne, sur le thème «Copyright vs community». Richard Stallman, 56 ans, s’est fait la main comme programmeur au prestigieux Massachusetts Institute of Technology dans les années 1970, avant de devenir le promoteur emblématique des logiciels libres. Fondateur de la Free Software Foundation, il a contribué de manière décisive au fonctionnement du système d’exploitation GNU/Linux.
Bien plus qu’un débat technique pour initiés, sa réflexion porte sur les enjeux démocratiques du contrôle des logiciels. Et, partant, sur le droit à disposer librement des outils informatiques, mais aussi de l’ensemble des données indispensables à l’exercice de la citoyenneté (culture, information, etc). Rencontre avec un esprit éclairé qui se dit en mission… Le tout dans un français impeccable.
Quelle est votre mission?
Richard Stallman: Promouvoir les logiciels libres et toutes les causes liées aux droits de l’homme.
Le logiciel libre, c’est un droit de l’homme?
Oui, et cela se résume en trois mots: liberté, égalité fraternité. Liberté, car l’utilisateur peut faire ce qu’il veut avec le programme qu’il utilise. Egalité, parce que personne n’a de pouvoir sur personne. Et fraternité, car nous encourageons la coopération entre les utilisateurs. Qu’est-ce que la fraternité? Partager des œuvres à travers internet. On doit protéger cela contre le droit d’auteur, qui est devenu un système d’oppression, un pouvoir injuste dans les mains des éditeurs.
A l’origine, le droit d’auteur protégeait les auteurs contre le pouvoir…
A l’époque de l’impression, le droit d’auteur fonctionnait comme une réglementation en faveur des auteurs contre les éditeurs, mais il ne restreignait pas l’utilisation des livres. Aujourd’hui, on accroît la soumission des utilisateurs (de livres, musique, jeux vidéo, logiciels, information, etc, ndlr) aux éditeurs. Dans tous les champs d’activité, les grandes entreprises dominent les Etats. Ce n’est pas démocratique. Il faut éliminer le pouvoir politique des entreprises et desserrer l’emprise du droit dit «d’auteur», pour libérer la fraternité.
A quel moment avez-vous pris conscience de ce problème?
J’ai appris dans les années 1970, au sein d’une communauté de logiciels libres à laquelle je participais dans le cadre de mon travail au MIT. Je travaillais à améliorer un système d’exploitation libre. Mais cette communauté est morte en 1982.
Pourquoi?
Cette histoire est relatée dans le livre Hackers de Steven Levy. 1>Au début des années 1980, les chercheurs du laboratoire d’intelligence artificielle du MIT se divisent sur la question de la commercialisation des logiciels qu’ils ont mis au point. Emblématique d’un courant non mercantile, Richard Stallman est décrit par Levy comme «le dernier hacker de sa communauté», au sens premier du terme. Celui-ci désigne des programmeurs virtuoses motivés par une éthique libertaire, dont le savoir sert l’intérêt général, et non des pirates informatiques mus par l’appât du gain ou la volonté de nuire. J’avais devant moi la possibilité d’une existence dans le logiciel privateur 2>Néologisme désignant les logiciels qui privent l’utilisateur d’une partie de ses droits, notamment celui de connaître le code source du programme et celui de le copier. A vrai dire ce terme n’est pas un néologisme. En effet, Stallman lui-même, nous a apporté la précision suivante: « Je le pensais aussi, mais il paraît que André Gide a utilisé en 1897 le mot «privateur» dans le même sens (…) J’ai été désolé, un instant, de constater que j’avais manqué de contribuer à enrichir la langue française d’un mot. Mais c’est la vie. » (Référence: Trésor de la Langue Française, article « Priver », 1897,p.414) et j’ai réalisé que ce serait une vie odieuse. J’ai fait tout mon possible pour créer une nouvelle communauté de logiciels libres. J’ai défendu l’idée que non seulement les logiciels, mais aussi les manuels d’utilisation des programmes devaient être libres. Par la suite, dans les années 1990, on m’a demandé si cette idée s’appliquait au reste des œuvres. Je suis arrivé à la conclusion que si les œuvres d’utilisation pratique doivent être libres, celles qui contribuent d’une autre manière à la société doivent au moins être partageables.
Vous y incluez la culture?
Oui, l’art, l’information, l’opinion. Chacun devrait être autorisé à redistribuer dans un but non commercial des copies exactes des œuvres. En outre, le droit d’auteur doit être beaucoup plus limité dans le temps, car publier des versions modifiées d’œuvres contribue à l’art. On peut attendre quelque temps, mais pas plus longtemps que la vie! Je propose une période de dix ans pour garantir le droit d’auteur depuis la publication d’une œuvre.
Vous n’êtes donc pas complètement opposé au droit d’auteur?
Non. Abolir le droit d’auteur ne suffit par exemple pas à rendre libres tous les logiciels. Il existe d’autres manières de rendre privateur un programme: il y a d’une part le code source et d’autre part le code exécutable. Une différence qu’on ne trouve pas dans la fiction et les textes: lorsque vous lisez un livre, tout ce qui est essentiel figure dans le texte. En informatique, si vous utilisez un programme, il se peut très bien que vous ne connaissiez pas le code exécutable et que vous ne compreniez rien à son fonctionnement. Je propose donc que les éditeurs de systèmes privateurs déposent le code source correspondant auprès d’un organisme, sous séquestre, lequel se chargerait de le publier une fois le droit d’auteur arrivé à son terme. Ainsi, le code source ne dépendrait plus du développeur.
La musique est-elle comparable aux logiciels libres?
Non, car il n’y a pas que les partitions pour déchiffrer une œuvre, mais aussi les enregistrements. La partition ne constitue pas le code source d’une œuvre musicale… sauf si c’est un robot qui joue! Contrairement aux logiciels, les œuvres destinées à l’utilisation directe ont la particularité de livrer l’accès à l’ensemble de leur contenu. Et n’oublions pas que beaucoup de musiques n’ont pas de partitions.
Quelle différence faites-vous entre libre et gratuit?
«Gratuit» veut dire «disponible sans payer». «Libre» signifie «qui respecte votre liberté». Le lecteur de Flash d’Adobe est gratuit mais pas libre, car le code source n’est pas disponible. Par contre, on peut vendre la copie d’un programme libre, auquel cas cette copie n’est pas gratuite.
Il existe aujourd’hui pour les créateurs…
(Il interrompt) Je ne dis jamais «créateur». C’est un terme qui relève de la propagande. La conception quasi divine de l’auteur implique qu’il mérite un pouvoir extraordinaire sur les humains ordinaires…
…il existe aujourd’hui, pour les auteurs, des licences à degré variable, à l’image de Creative Commons. Qu’en pensez-vous?
Les licences Creative Commons favorisent le partage et sont donc particulièrement appropriées à l’art. Mais je l’ai dit, les œuvres qui n’adoptent pas ces licences devraient également être accessibles à tout le monde après une période donnée. Creative Commons s’est inspiré du mouvement des logiciels libres, mais sans remettre en question la restriction de certaines libertés des utilisateurs.
En comparaison, que propose la Free Software Foundation?
Elle mène des campagnes de sensibilisation contre les pratiques injustes, tels les verrous numériques, les DRM – Digital Restriction Management (jeu de mots sur le terme Digital Rights Management, en français: gestion des droits numériques, ndlr). Nous disposons également d’un répertoire de logiciels libres et appliquons la GPL (La Licence publique générale qui est l’une des licences qui régit l’exploitation des logiciels libres, ndlr). Nous avons aussi porté plainte pour la première fois contre une entreprise.
Laquelle?
Linksys (division du groupe californien Cisco, ndlr). Elle avait distribué des copies exécutables de ses produits sans livrer le code source. Nous sommes allés devant le tribunal, mais nous avons résolu la dispute avant même le commencement du procès.
Comment convaincre le public que les logiciels privateurs, les plus répandus dans le commerce, posent problème?
Chacun choisit ses valeurs. Je ne peux rien imposer, mais seulement réveiller des valeurs qui dorment. Si l’on accorde de l’importance aux droits de l’homme dans d’autres domaines, on doit admettre que les droits de l’homme s’appliquent aussi à l’informatique.
Lutter pour la liberté d’expression, d’accord, mais les logiciels, n’est-ce pas un peu abstrait?
On ne se rend pas compte à quel point les développeurs ont un pouvoir sur ce qu’on peut faire ou non. Des fonctionnalités malveillantes existent dans de nombreux programmes privateurs. Les entreprises qui les développent commettent un abus de pouvoir en surveillant et en limitant leur utilisation. Il existe une multitude de portes dérobées pour attaquer les utilisateurs: exemple récent avec Amazon, qui a effacé sur l’ensemble des Kindle (lecteurs de livres électroniques commercialisés par la firme, ndlr) toutes les copies de 1984 de Georges Orwell. L’ironie parfaite! Désormais, nous savons qu’Amazon a le pouvoir de supprimer à distance tous les exemplaires d’une œuvre. C’est un produit dangereux, qui possède encore d’autres fonctionnalités malveillantes: pour obtenir la copie d’un livre, l’utilisateur doit s’identifier, ce qui est inacceptable. On devrait acheter ses livres avec du liquide, de manière anonyme, comme je le fais toujours.
Etes vous parfois découragé de répéter les mêmes choses?
Non, car j’observe un progrès. Beaucoup plus de gens comprennent ces idées aujourd’hui qu’il y a dix ans.
«Hadopi viole tous les droits de l’homme»
Internet est l’enjeu d’une vaste régulation souvent répressive. C’est le cas avec l’Hadopi, qui punit sévèrement le partage de fichiers en France.
Les Etats obéissants croient que leur fonction est de réprimer les citoyens pour maintenir le pouvoir des entreprises. Ce sont des Etats traîtres. L’Hadopi viole tous les droits de l’homme en même temps, la «Sarcome» a fonctionné à plein…
Le mouvement des logiciels libres s’est toujours conformé à la légalité, en détournant le copyright sans se mettre hors la loi. Dans un cas comme l’Hadopi, que préconisez-vous?
Le partage est bon, et aucune loi inique n’a le pouvoir de le rendre mauvais. La justice, dans ce cas, est de faire ce qui est bon et de violer la loi, même si je comprends qu’on puisse avoir peur. Mais défier cette loi ne suffit pas, il faut l’éliminer. Il faut liquider l’Empire des entreprises et rétablir la démocratie et les droits de l’homme.
Pouvez-vous expliquer votre concept de «mécénat global»?
Francis Muguet (chercheur français spécialiste des nouvelles technologies, ndlr) a développé ce modèle, auquel j’ai apporté quelques changements. Ce système vise à subventionner les artistes sans interdire le partage de fichiers. Chaque utilisateur d’internet paie un forfait mensuel en soutien aux artistes, ce qui lui donne le droit d’attribuer une fraction de cette somme à un certain nombre d’œuvres. Une partie de l’argent alloué va aux auteurs, le reste est réparti selon le succès de chaque artiste. Mais pas selon une courbe linéaire: je propose la racine cubique, pour favoriser les artistes au succès moyen. Ce n’est pas parce qu’une star a mille fois plus de succès qu’un autre artiste, qu’il faut lui donner mille fois plus d’argent. Avec cette répartition, on peut utiliser l’argent des internautes efficacement pour subventionner les arts.
Le vote électronique tend à se généraliser. Qu’en pensez-vous?
C’est complètement intolérable. On ne peut pas s’y fier. Un ordinateur fonctionne avec une multitude de programmes et il est très difficile de savoir quels programmes tournent exactement sur la machine. Les votations sont un cas spécial, car on ne peut se fier à personne, si on vote avec un ordinateur: si on utilise un programme privateur, c’est le développeur qui a le contrôle et évidemment on ne peut pas lui faire confiance. Si le programme est libre c’est la commission électorale qui a le contrôle et le public ne peut pas lui faire confiance parce qu’il y a aussi de la corruption dans les services publics. C’est pour cela que les procédures électorales en vigueur jusqu’ici, basées sur le papier, ne faisaient confiance à personne: tout le monde peut regarder ce qui se passe pour ne laisser à personne la possibilité de falsifier les résultats.
Un contrôle démocratique des développeurs ne serait-il pas possible ?
Non, on ne sait pas quel programme est réellement exécuté au moment du vote. On peut étudier le code source d’un programme avant l’élection, mais durant l’élection on ne peut pas savoir quel programme est exécuté.
Je ne fais pas confiance au système informatique de votations, il faut voter par papier.
Il existe des système d’encryptage très évolués. Leurs concepteurs prétendent qu’avec ces systèmes la fraude est impossible. Peut-être est-ce vrai, mais la seule manière de le vérifier est de l’essayer un peu pendant des décennies parce que les faiblesses d’un tel système ne sont pas toutes techniques, il y aussi des faiblesses sociales et pour les découvrir il faut du temps. Il est possible de démontrer mathématiquement qu’il n’y a aucune faille technique, mais si ce système est exécuté sur d’autres logiciels, d’autres problèmes imprévus peuvent survenir. Personne n’est capable de le vérifier, si ce n’est en théorie. Et je ne parle pas là des systèmes qui sont en service actuellement qui eux exigent beaucoup de confiance.
Dans le canton de Genève, il est même possible de voter par Internet.
C’est idiot. On peu pas se fier à des votations réalisées ainsi.
On parle de plus en plus de «cloud computing»….
Non, surtout pas moi, c’est une expression nébuleuse ! Les serveurs font des choses très différentes, donc il est difficile d’avoir un jugement général. Nous sommes en train d’écrire une politique sur les serveurs qui évalue ce qui est positif ou négatif pour la liberté de l’utilisateur dans les serveurs. Il faut par exemple éviter le piège des logiciels-services (SaaS,Software as Service) parce qu’ainsi on perd le contrôle de son informatique. En ce qui concerne les services autre que SaaS, se posent notamment la question des formats dans lesquels les données de l’utilisateur sont stockées: est-ce des formats-ouverts, etc…
De plus en plus de gens consultent leur e-mails directement via Internet et vous ?
J’utilise Emacs. Je lis mes courrier et j’écris mes courrier dans ma machine sans connexion. Car la plupart du temps, je n’ai pas de connexion Internet et c’est seulement comme ça que je peux travailler. Les gens oublient trop souvent la puissance de leurs ordinateurs. C’est idiot de faire dans un serveur ce qu’on pourrait faire dans propre ordinateur. Des fois, c’est même dangereux parce que quand il s’agit de traiter vos affaires personnelles dans un autre ordinateur que le vôtre avec la copie d’un autre programme, vous perdez totalement le contrôle. C’est presque comme utiliser un logiciel privateur.
|
A lire aussi…
Pillage ou partage
Droit d’auteur: le bâton ou la carotte
Le droit d’auteur au service de Big Brother
Le copyleft donne un cap aux « pirates »
MP3 à gogo ou à la pièce
Notes
Ce texte est mise à disposition sous un contrat Creative Commons (BY-ND).