Contrechamp

LE FLOU DU PROJET ANTICAPITALISTE

LUTTES – Face à la crise du capitalisme et aux enjeux environnementaux majeurs, la mouvance anticapitaliste peine à concrétiser son projet de société alternative, selon le Vert genevois Andreas Saurer. Première partie d’une analyse en deux volets.

Le réchauffement de la planète est sans aucun doute le problème majeur en matière environnementale. Pour qu’en 2100 le réchauffement climatique atteigne le niveau de 2000, il faut que, selon le GIEC (Groupe des experts intergouvernementaux sur l’évolution du climat), les émissions de gaz à effet de serre soient diminuées de 75% en 2050. Sans de telles mesures draconiennes, le réchauffement climatique se poursuivra et le niveau de mer va augmenter de plusieurs centimètres dans des villes comme New York, Amsterdam, Shanghai, Bombay ou encore Tokyo, avec des conséquences dramatiques pour ces métropoles financières et commerciales; un constat répété le 17 juin 2009 par John Holdren, du gouvernement Obama.
Depuis la prise de position du GIEC en matière d’émission de gaz à effet de serre – rapport Stern, fin 2006 – l’écrasante majorité des pays industrialisés a accepté ce constat. Ce qui n’est guère surprenant, compte tenu de son caractère terrifiant et de l’unanimité du monde scientifique sur la question. Au plan des mesures, il commence aussi à se dessiner un certain accord avec l’incitation en faveur des énergies renouvelables et des mesures d’économie d’énergie. Un consortium des plus importantes entreprises allemandes, comme Siemens et la Deutsche Bank, ont décidé d’investir 400 milliards d’euros pour mettre en place un projet de production solaire dans le désert africain dans le but de couvrir 15% de la demande énergétique européenne en l’espace de dix ans. L’Union européenne préconise également une diminution de l’émission des gaz à effet de serre de 20%, voire de 30%, pour 2020 par rapport aux valeurs de 1990. Même s’il est peu probable que les pays européens atteignent cet objectif dans le délai imparti, force est de constater qu’il y a un très large consensus de fond quant aux mesures à prendre, un consensus qui donne aux Verts une très grande crédibilité dans un domaine politique crucial où ils sont le meilleur garant pour que ces déclarations se traduisent en actes. Par conséquent, il n’est guère étonnant que les Verts soient actuellement plébiscités sur le plan électoral.

Dans les pays industrialisés, nous assistons à un fabuleux déplacement de la richesse en faveur du revenu du capital, un déplacement qui s’est fait aux dépens du revenu du travail. Ainsi, en Europe, la part des salaires dans le Produit intérieur brut (PIB) a diminué sur ces vingt-cinq dernières années, passant de 67% à 58%. De nombreux secteurs privatisés entraînent un renchérissement des prestations et une péjoration de leur qualité. Le pouvoir d’achat reste stationnaire, l’emploi se précarise et le chômage augmente. La différence de mortalité selon la classe socioprofessionnelle s’accentue. Enfin, les mesures de sécurité et d’exclusion s’adressent prioritairement aux couches marginalisées: les immigrés, les chômeurs et les petits délinquants.

Dans les pays en voie de développement, la famine touche environ un milliard de personnes, et la misère (moins de 2 dollars par personne et par jour) concerne plus de 2 milliards de personnes, à savoir un tiers de la population mondiale. Cependant, le plus scandaleux est que la sous-alimentation et la famine sont restées stationnaires entre 1990 et 2005, et cela bien que la production mondiale ait été multipliée par sept sur ces cinquante dernières années1.

Malgré ces aspects désastreux du développement capitaliste, la social-démocratie a abandonné depuis fort longtemps toute pratique socialiste et anticapitaliste; dans les faits depuis sa scission avec les partis communistes au début des années 1920. Sur le plan formel, l’abandon du remplacement de la société capitaliste par une société socialiste date des années 1950 et 1960 pour les social-démocraties du Nord européen et généralement d’une vingtaine d’années plus tard pour les social-démocraties des pays latins. Ayant explicitement adhéré aux principes fondamentaux de l’économie capitaliste2, la social-démocratie peut de moins en moins cacher son vrai visage de gestionnaire de l’économie capitaliste, quoiqu’un peu plus humain et social que la droite classique.

Evidemment, ce n’est pas la fin de ces partis. Leur transmutation en gestionnaire compétent de l’économie capitaliste à visage humain avec un zeste de considération sociale, une sorte de parti démocrate à l’américaine, va certainement continuer et, avec un peu de patience, ils auront probablement aussi l’occasion de fêter la victoire d’un Obama européen!

La crise de la social-démocratie européenne n’est donc pas le reflet de problèmes conjecturaux ou locaux mais est symptomatique d’une crise programmatique profonde en matière de projet socio- économique.

La mouvance anticapitaliste ne s’en sort guère mieux. Tout en se manifestant avec un discours et une pratique d’une certaine radicalité, son projet de société alternative manque de visibilité. Il suffit de regarder l’activité du conseiller administratif de SolidaritéS en Ville de Genève. Il fait certainement un bon travail, mais en quoi son activité peut-elle être qualifiée d’anticapitaliste? J’ai siégé pendant une dizaine d’années avec des représentants de Solidarités au conseil d’administration des hôpitaux (HUG) où nous défendions (pratiquement) toujours les mêmes positions… en quoi notre position était-elle anticapitaliste? Rafael Correa en Equateur, Evo Morales en Bolivie et Hugo Chavez au Venezuela nationalisent des secteurs stratégiques, développent des programmes sociaux et préconisent des embryons de démocratie participative dans certaines entreprises. Ces pays, sont-ils sortis pour autant de l’économie capitaliste?

Sur le plan théorique, la mouvance anticapitaliste produit d’excellents articles concernant l’horreur capitaliste. Les nombreux journaux anticapitalistes romands ainsi que Politis, Le Monde diplomatique, Rouge, etc. excellent en la matière. Mais, comme le disait Marx dans sa critique de Feuerbach, il ne s’agit pas d’interpréter le monde comme les philosophes, mais de le transformer. Les anticapitalistes seraient-ils devenus de plus en plus philosophes et de moins en moins marxistes? SolidaritéS, conscient de l’insuffisance de son projet de société, fait remarquer avec beaucoup de lucidité dans le texte, pour son congrès de 2009 qu’il «reste à définir quelles formes concrètes doit prendre cette appropriation et cette gestion collective de la production sociale…».

La difficulté dans ce domaine s’est également manifestée dans la discrétion de la mouvance anticapitaliste lors de la crise financière en automne 2008, avec son silence assourdissant, aussi bien en matière de proposition qu’en ce qui concerne la mobilisation. Pendant quelques semaines, le capitalisme mondial a été touché au coeur et se trouvait dans un état de vulnérabilité extrême. Une chance historique a été galvaudée – historique dans le sens d’un événement qui ne se reproduit pas très souvent dans un siècle – de changer le rapport de force politique. Face à la faiblesse politique de la mouvance anticapitaliste, le système capitaliste a montré une vigueur politique et une capacité de réaction remarquable pour rétablir la situation dans l’intérêt du Capital.

Cette capacité d’adaptation du capitalisme n’est cependant pas nouvelle. Rappelons qu’il a survécu plus de deux cents ans malgré les conquêtes sociales et le fait que la part des dépenses sociales des pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) soit actuellement proche de 40% du Produit national brut (PNB), un pourcentage qui a fortement augmenté depuis les années 1930 et qui est resté étonnement stable ces dernières années. Le capitalisme a «digéré» non seulement l’Etat social mais aussi de nombreuses crises économiques, deux guerres mondiales et l’amputation pendant plusieurs décennies de la Russie et de la Chine. Tout laisse à penser qu’il sera également en mesure de faire un chemin substantiel (suffisant?) en matière de mesures pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre.

Enfin, le constat de l’étendue de la misère et de la famine dans le monde et de l’augmentation de la différence de mortalité entre les différentes couches sociales se fait – ce qu’on a l’habitude d’oublier – dans le cadre d’une amélioration générale du niveau de vie et de l’état de santé. Ainsi, dans les pays industrialisés, aussi bien l’état de santé de l’ouvrier que celui du PDG s’est amélioré régulièrement pendant les cent dernières années. En ce qui concerne les pays en voie de développement, les données de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) montrent également une amélioration générale de l’état de santé entre 1990 et 2006. Ainsi, la mortalité infantile, la mortalité entre 1 et 5 ans et la mortalité entre 15 et 60 ans ont diminué partout dans le monde sauf dans les pays africains touchés par le SIDA où la mortalité est restée stationnaire. Corollairement, l’espérance de vie a pratiquement augmenté partout dans le monde. Il s’avère également que l’accès à l’eau potable et aux toilettes reliées à un système d’égout s’est amélioré pendant cette quinzaine d’années. Il s’agit de faits objectifs qui ont une influence non négligeable sur la conscience politique, un fait que la mouvance anticapitaliste aurait tort de ne pas regarder en face.

Le capitalisme maintient 2 milliards de personnes, à savoir un tiers de la population mondiale, dans la misère. Il accentue le fossé socio-économique à l’intérieur des pays, mais aussi entre le Nord et le Sud, tout en ayant permis une certaine amélioration du bien-être matériel. Enfin, il est responsable du réchauffement climatique et de l’épuisement des énergies non-renouvelables.

Face à cette situation, les Verts ont l’avantage que la problématique environnementale est actuellement reconnue par l’ensemble des forces politiques et qu’il existe un certain consensus quant aux remèdes qui se laissent (en partie) intégrer dans l’économie capitaliste. Les divergences portent essentiellement sur la rapidité et le choix des priorités.

En ce qui concerne la mouvance anticapitaliste, son désarroi en matière de projet socio-économique la place dans une situation bien plus compliquée; raison pour laquelle les révoltes peinent à se concrétiser en projet de transformation de la société, une faiblesse que cette mouvance a tendance à cacher derrière une certaine radicalité de son discours. I

*Ancien député des Verts/Genève, membre de la Constituante.

Le second volet de cette réflexion sera publié mardi 8 septembre.

1 sources: Banque Mondiale et Programme des nations unies pour le développement (PNUD).

2 Avec, notamment, l’arrivée de deux socialistes tendance sociale-démocrate, Pascal Lamy et Dominique Strauss-Kahn, aux directions respectives de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) et du FMI (Fonds monétaire international).

Opinions Contrechamp Andreas Saurer

Connexion