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«LA LIBERTÉ DE LA RECHERCHE A CHANGÉ»

SUISSE – Aux XIXe et XXe siècles, la chimie bâloise collaborait étroitement avec les hautes écoles, dans l’intérêt des deux parties. Aujourd’hui, ce type de coopération est davantage réglementé, mais aussi plus controversé, argue l’historien des sciences Michael Bürgi.

Historien né en 1973, Michael Bürgi travaille à la chaire d’histoire des techniques de l’Ecole polytechnique fédérale de Zürich et achève actuellement sa thèse de doctorat sur l’histoire de la recherche pharmaceutique en Suisse. Son travail s’inscrit dans un projet soutenu par le Fonds national suisse sur le développement de la biotechnologie en Suisse durant la seconde moitié du XXe siècle1. Entretien.

Vous montrez qu’au siècle dernier, la chimie bâloise a considérablement influencé l’enseignement et la recherche à l’EPFZ. Cela vous a-t-il surpris?

Michael Bürgi: La collaboration étroite qui existe depuis la fin du XIXe siècle entre l’industrie chimique, puis pharmaceutique, et l’EPFZ, mais aussi avec les Universités de Bâle et de Zurich, n’est pas un secret. La nouveauté pour moi a été de découvrir que cette coopération avait fondamentalement changé au cours du XXe siècle.

Dans quelle mesure?

Au début, la priorité était à la formation académique. A partir des années 1930, l’industrie a amorcé des coopérations de recherche à long terme avec certains professeurs des hautes écoles, notamment en chimie. Dans les années 1960, les entreprises ont créé des instituts de recherche proches des hautes écoles au niveau organisationnel et institutionnel, comme l’Institut Friedrich Miescher. Et depuis les années 1980, les hautes écoles exigent de leurs collaborateurs qu’ils fonctionnent comme des entrepreneurs.

Quelles ont été les retombées de ces différents types de collaboration?

Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, l’EPFZ et l’Université de Bâle organisaient leur enseignement en fonction des besoins de l’industrie chimique, en engageant des professeurs de chimie dotés de solides connaissances dans le domaine de la production de colorants et qui préparaient leurs étudiants à un emploi dans l’industrie. Après la Deuxième Guerre mondiale, cette formation orientée sur les produits a été remplacée par la transmission de connaissances fondamentales. L’industrie avait besoin de chercheurs, pas forcément au fait de chaque étape du processus de production, mais à l’aise dans la recherche de laboratoire, cette dernière devenant de plus en plus complexe.

La chimie bâloise et l’EPFZ sont deux «success stories» helvétiques. Est-ce dû à leur interdépendance?

Il est certain que chaque partie a profité de cette coopération. Grâce au soutien de l’industrie, l’EPFZ a pu évoluer et devenir une institution de recherche moderne. L’EPFZ et Ciba, absorbée en 1996 dans Novartis, ont établi une répartition du travail réussie. Alors que les chimistes de l’EPFZ synthétisaient de nouvelles substances, Ciba les analysait en procédant à l’expérimentation animale, domaine dans lequel l’EPFZ ne disposait pas de l’infrastructure nécessaire. Cette coopération a permis à l’entreprise pharmaceutique de réaliser un gain commercial et aux scientifiques d’obtenir des distinctions académiques. De manière un peu provocatrice, on peut se demander si les chimistes de l’EPFZ Leopold Ruzicka et Vladimir Prelog auraient reçu le prix Nobel s’ils n’avaient pas été financés par l’industrie.

Y a-t-il eu des conflits entre les deux partenaires?

Quasiment pas. Ciba a exigé une fois de Ruzicka qu’il modifie un programme de recherche qui ne correspondait pas à ses besoins. Ce dernier a alors répondu, plutôt sûr de lui, qu’il ne pensait pas que c’était une bonne idée. La coopération avec un scientifique d’une telle renommée valait sans doute certains compromis, aux yeux de Ciba.

Cette collaboration historique entre Ciba et l’EFPZ contredit-elle la liberté de la recherche?

Dans les années 1950 et 1960, on ne trouvait pas gênant que Ruzicka et Prelog soient soutenus par l’industrie. L’EPFZ et l’Université de Zurich saluaient même ce type de coopération, car elles dépendaient des fonds privés. J’ai néanmoins repéré dans les sources plusieurs cas de figure où la direction de l’EPFZ a estimé que les professeurs allaient trop loin.
Dans les années 60, elle a ainsi réussi à les obliger à demander une autorisation pour pouvoir siéger dans des conseils d’administration. Une entreprise concurrente s’était en effet plainte auprès du Conseil fédéral parce que Prelog était entré au sein du conseil d’administration de Ciba. L’argumentation ne reposait pas sur la liberté de la recherche au sens actuel du terme, mais elle était de nature libérale et économique: il fallait que les professeurs de l’EPFZ soient à disposition de l’ensemble de l’économie afin de ne pas distordre la concurrence.

Quant aux professeurs étrangers qui prenaient leur fonction en ayant déjà des contrats de coopération, l’EPFZ insistait pour que ces derniers soient annulés. Elle ne voulait pas que le savoir de l’EPFZ profite à des entreprises étrangères. La coopération avec l’industrie était acceptée tant qu’elle se déroulait en Suisse.

L’idée selon laquelle la recherche financée par des fonds publics serait un bien commun et ne devrait pas être influencée par l’économie privée est donc récente?

Ce que l’on associe à la notion de liberté de la recherche a fondamentalement changé au cours des cent dernières années. Le débat sur la liberté académique avait déjà cours au XIXe siècle. Mais «libre» à l’époque signifiait libre de toute influence étatique, liberté de l’enseignement. L’exigence de la liberté de la recherche par rapport à l’industrie n’est apparue qu’au moment où la collaboration entre industrie et hautes écoles s’est intensifiée.

On exige aujourd’hui des hautes écoles et des chercheurs qu’ils obtiennent davantage de fonds de tiers et coopèrent plus étroitement avec l’industrie. L’EPFZ et la chimie bâloise ont-elles anticipé cette évolution?

Le financement de chaires d’université et d’infrastructures de recherche n’est pas nouveau. En biologie, les fonds de tiers ont toutefois massivement augmenté. Aujourd’hui, toutes les hautes écoles possèdent des réglementations détaillées sur les relations entre industrie et science. Cela n’a pas toujours été le cas.
Vers 1980, après la création par un professeur de l’Université de Zurich d’une start-up de biotechnologie, le Parlement cantonal avait voulu savoir comment il fallait considérer cet engagement économique privé et si l’Université allait toucher une part des gains ultérieurs. A l’époque, le Conseil d’Etat n’avait trouvé aucune réponse dans les lois cantonales et fédérales. Maintenant, ce sont des services des hautes écoles qui gèrent ces questions.

L’influence des entreprises privées sur les hautes écoles a-t-elle tendance à croître?

Pour la recherche de médicaments sur laquelle je me suis penché plus en détail, je nuancerais. Mais en recherche clinique, le financement privé a augmenté, car les essais cliniques sur les nouveaux médicaments sont de plus en plus importants. Ce qui soulève des critiques, c’est le fait que de nombreux médecins concluent en plus de lucratifs contrats de conseil avec l’industrie. Les conflits d’intérêt qui résultent de ces interdépendances financières font l’objet d’intenses débats. Mais il ne faut pas se faire d’illusions. La science n’est jamais indépendante, même lorsqu’elle est financée par l’Etat. Les scientifiques agissent toujours en fonction de leur environnement scientifique et social. La question est bien plus de savoir quelles dépendances nous sommes prêts à tolérer ou non. Mais c’est une question politique à laquelle on ne peut pas répondre avec une vision idéalisée de la recherche.

Vous avez étudié les liens étroits entre l’industrie pharmaceutique et les sciences naturelles. Les sciences humaines sont-elles restées dans une tour d’ivoire?

Non, pas du tout, elles n’y ont jamais été. Les historiens ne reçoivent pas d’argent de l’industrie, sauf lorsqu’il s’agit d’écrire une brochure commémorative, mais cela arrive assez rarement. Les Etats et les sociétés ont en revanche des intérêts à faire valoir par rapport à la manière dont leur histoire est écrite. Les historiens ressentent cette pression. Nous ne travaillons pas dans des isoloirs. Nous sommes confrontés tous les jours à la dimension politique et sociale de notre travail.

Avez-vous subi des pressions pendant votre recherche?

Non, aucune. Comme mon sujet touche à la science, à la politique et à l’opinion publique, j’ai en fait rencontré beaucoup d’intérêt et de bienveillance. Mais il faut évidemment toujours se poser la question: suis-je suffisamment critique, ai-je la distance nécessaire par rapport à l’objet de ma recherche? I

1 Sous la direction de Bruno J. Strasser, spécialiste de l’histoire des sciences et professeur assistant à l’Université de Yale.

* Article paru dans Horizons n° 81 de juin 2009, magazine du Fonds national suisse de la recherche scientifique (trimestriel).

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