Contrechamp

LA NOSTALGIE DES ORIGINES

SOCIÉTÉ – En dépit de son rôle mineur dans le monde universitaire, la préhistoire jouit pourtant d’une grande popularité. En effet, en s’intéressant aux premiers hommes, la discipline fait écho à la nostalgie de la recherche des origines. Au point d’être instrumentalisée.

Prestige et renommée ne sont pas équitablement répartis entre les disciplines scientifiques. Il y a celles qui sont très cotées et qui incarnent la science avec un grand S comme la biologie moléculaire et la physique expérimentale. Elles sont suivies des disciplines qui se penchent sur les comportements humains et les questions socio-politiques comme la psychologie, la neurologie, la sociologie ou encore la politologie. Enfin, à l’ombre de ces stars, on trouve des branches nettement moins connues du grand public, à l’image de la théologie, la géologie ou l’étude des langues et civilisations africaines.
Et puis il y a la préhistoire, aussi appelée archéologie préhistorique: un véritable phénomène! Car cette discipline qui dispose de quelques rares chaires en Suisse (en comparaison avec les grandes branches) et d’un nombre réduit d’étudiants bénéficie cependant d’une grande reconnaissance publique. Cette popularité est d’autant plus étonnante que la préhistoire ne peut pas se prévaloir de l’exactitude réconfortante de la science avec un grand S ou des compétences de diagnosticien du monde contemporain des sciences sociales. Bien au contraire: l’archéologie préhistorique avance sur un terrain mouvant. En se basant sur quelques maigres vestiges de culture, par exemple des outils en pierre ou des objets en os, elle essaye de décrypter la vie de nos ancêtres humains. C’est justement cet aspect qui rend cette branche si attrayante. Son nom évoque la nostalgie contemporaine de la recherche des origines, celle des premiers hommes, qui sont aussi nos lointains ancêtres. «L’archéologie préhistorique nous dit d’où nous venons et qui nous sommes, résume Brigitte Röder, archéologue enseignant à Bâle. Cette construction identitaire qui rend cette discipline si populaire ne repose pourtant guère sur des résultats scientifiques.» Contrairement à d’autres disciplines, la préhistoire est très présente dans les discours de vulgarisation scientifique, tout en étant imprégnée de représentations qui ne doivent rien à l’archéologie.

Cet amalgame se retrouve actuellement dans la question très sensible des relations entre les sexes. Dans ses analyses de discours de vulgarisation scientifique, du style de ceux des bestsellers comme Pourquoi les hommes n’écoutent jamais rien et les femmes ne savent pas lire les cartes routières ou Le principe d’Eva, Brigitte Röder, professeure boursière du Fonds national suisse, tombe toujours sur la même logique: à l’origine l’homme était un chasseur et la femme une cueilleuse. Cette représentation correspond à la répartition naturelle et «correcte» des tâches entre les sexes. Et lorsque les humains s’éloignent de cet ordre – le philosophe Peter Sloterdijk parle même de «design anthropologique» des sexes –, il faut s’attendre à des confusions des rôles et des problèmes d’identité tels qu’ils sont déplorés par certains depuis que le féminisme a mis à mal la hiérarchie rigide des sexes.

Brigitte Röder a retrouvé dans l’iconographie archéologique cette vision qui fait du respect de l’ordre naturel des sexes le fondement d’une société ordonnée. Ces illustrations élaborées par des dessinateurs qui ne sont pas des archéologues et qui figurent dans de nombreux manuels scolaires et publications scientifiques proposent des reconstitutions détaillées de la vie quotidienne à l’époque préhistorique. Elles montrent les hommes en train de chasser, affrontant généralement de puissants mammouths ou d’autres animaux dangereux, pendant que les femmes s’affairent à l’intérieur des huttes ou allaitent. Ces images qui s’imposent comme des évidences sont en réalité purement spéculatives: les quelques fragments d’objets qui nous sont parvenus ne permettent pas de tirer de telles conclusions car la répartition des tâches entre les hommes et les femmes à l’époque préhistorique a à peine été étudiée.

Lorsqu’elle est devenue une discipline scientifique moderne à la fin du XIXe siècle, la préhistoire a recouru à des représentations de l’homme primitif et de la société originelle influencées par la vision bourgeoise de la répartition sexuelle des tâches – savoir l’homme exerçant une activité à l’extérieur et la femme confinée aux tâches ménagères à la maison. Les philosophes du XVIIIe siècle ont marqué la préhistoire de leur empreinte. Rousseau, Kant, Herder, Hegel et d’autres se sont beaucoup intéressés à l’homme primitif. «La philosophie des Lumières s’est éloignée d’une histoire de la création divine pour se référer à la nature afin d’expliquer les origines de l’humanité», souligne la philosophe Patricia Purtschert. Grâce au soutien du FNS, elle étudie la signification de l’état de nature dans la philosophie moderne.

La philosophie des Lumières s’est intéressée à la préhistoire car cette dernière était censée l’aider à analyser le monde de son époque. Le primitif était alors une figure ambivalente située à la limite entre nature et culture. Le bon sauvage permettait de critiquer la société considérée comme décadente ou trop stricte, alors que le méchant sauvage était la référence pour montrer les progrès accomplis depuis l’aube de l’humanité. Les philosophes n’ont toutefois pas seulement utilisé l’homme primitif pour ébaucher des théories sur l’état de nature de l’humanité. Ils l’ont presque créé historiquement, l’ont illustré en détail et l’ont fait évoluer dans un endroit concret, loin de l’Europe, dans les colonies.

«Rousseau, par exemple, disait clairement qu’il ne faisait pas de l’histoire, mais qu’il se référait à une représentation concrète des temps préhistoriques afin de pouvoir réfléchir à un type abstrait d’homme primitif», relève encore Patricia Purtschert. La philosophie a recouru aux récits de voyages, de plus en plus nombreux, qui présentaient une image concrète des hommes vivant hors de l’Europe et que l’on supposait être encore très proches des hommes primitifs.

Selon la chercheuse, «la pensée moderne sur les origines est étroitement liée à un ordre colonial et ethnocentrique européen qui continue à avoir une résonance aujourd’hui.» Le bon primitif qui nous dit ce qui au fond différencie les hommes et les femmes a aussi un méchant frère jumeau: l’étranger primaire et non civilisé. En fonction des besoins, on utilise l’un ou l’autre. I

* Fonds national suisse de la recherche scientifique, article paru dans Horizons n° 81 de juin 2009, magazine suisse de la recherche (trimestriel).

Opinions Contrechamp Urs Hafner

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