Imaginez. Vous êtes confortablement installé dans un fauteuil en train de lire un roman quand, soudain, votre libraire fait irruption et repart avec votre bouquin sous le bras. Une scène tirée d’un mauvais roman d’anticipation? Pas vraiment, car c’est à peu près ce qui est arrivé vendredi dernier aux détenteurs de Kindle, cette tablette-écran vendue par la librairie en ligne Amazon qui permet de télécharger et de lire des livres électroniques. Après s’être rendu compte qu’il avait par erreur vendu des livres dont il ne détenait pas les droits, Amazon a décidé de les effacer à distance sur les appareils de ses clients. Sans même les prévenir. Comment cette dérive est-elle possible? Bouc émissaire tout désigné: l’évolution technologique qui limiterait le droit des individus à disposer librement des biens culturels et qui faciliterait l’intrusion dans la vie privée. Il n’en est rien. Bien au contraire, les objets numériques confèrent un immense pouvoir aux amateurs de culture. Les livres électroniques comme les morceaux de musique au format MP3 sont par nature librement échangeables comme les livres papier ou les disques. Mieux encore: il est possible de les partager sans en être soi-même privé, puisqu’ils sont reproductibles à l’infini. Une véritable révolution en seulement un clic de souris!
En réalité, c’est bel et bien le droit d’auteur qui aujourd’hui permet de justifier une restriction des libertés individuelles et un rétrécissement de la sphère privée.
C’est en son nom qu’Amazon, comme l’industrie culturelle en général, est en train de rendre quasi impossible la circulation des œuvres grâce au DRM1. Ainsi, contrairement aux livres papier échangeables à loisir, il n’est possible ni de prêter, ni de donner, ni même de vendre d’occasion des livres électroniques achetés chez ce libraire en ligne. Pire, même s’il est vrai qu’Amazon s’est engagé à ne plus procéder de la sorte, à tout moment le lecteur peut en être dépossédé.
Ces mesures de protection du droit d’auteur mises en œuvre par l’industrie culturelle sont techniquement très faciles à contourner. C’est pourquoi les gouvernements sont en train de mettre en place des dispositions légales destinées à contrôler les citoyens et à les empêcher de partager des biens culturels. La très contestée loi HADOPI en France – qui sera réexaminée en septembre par les députés – est l’un de ces dispositifs. Elle doit mettre en place une législation et une nouvelle administration qui permettent de surveiller les échanges de fichiers sur internet et de sanctionner les contrevenants.
En Suisse, le Tribunal administratif fédéral a autorisé une entreprise privée, la société Logistep, à surveiller la circulation des fichiers2. Il a jugé que l’intérêt public à lutter contre le piratage prédominait sur l’intérêt des internautes à protéger leurs données. Là encore, l’enjeu n’est pas technologique, mais purement politique: la protection de la vie privée des citoyens et les échanges culturels passent après les intérêts commerciaux et la protection de la «propriété intellectuelle».
Ironie de l’histoire, les livres effacés à distance par Amazon sont notamment… 1984 et La ferme des animaux de Georges Orwell, l’un des plus virulents critiques du totalitarisme.