«Non, je ne suis pas accro au khat. Si j’arrête d’en consommer, je me sens juste fatigué durant la première semaine, affirme Ebsa Ebrosh (30 ans), en enfournant une poignée de feuilles dans sa bouche. Mais les contacts sociaux et les discussions me manqueraient.» Nous sommes assis avec une quinzaine d’Ethiopiens dans le salon de khat d’Ibrahim Oumar, dénommé Ibro, marchand de khat à Aweday. Ses affaires marchent bien. Au point que l’an dernier, il a pu agrandir sa maison et construire un nouveau salon, plus spacieux. Pour assurer le confort des invités, il y a des matelas et beaucoup de coussins. Ainsi qu’une grande télévision.
Les amis d’Ibro se retrouvent chez lui depuis des années, pour mâcher les fameuses feuilles et discuter. «Regarde, celui-là, on l’appelle 100 birrs, parce qu’il vend des portions de khat à 100 birrs. Et lui, 1000, car c’est un revendeur qui écoule de plus grandes quantités», explique Ebsa Ebrosh. 100 birrs valent environ dix francs suisses. A Aweday, la plupart des hommes dépensent de 20 à 100 birrs par jour pour leur dose. A titre de comparaison, le revenu par tête d’habitant s’élève à environ 25 birrs par jour en Ethiopie. Mais les vendeurs de khat gagnent bien plus. Les hommes arrivent chez Ibro à partir de 15 heures. Chacun apporte sa portion, emballée dans du plastique, car les feuilles fraîches font plus d’effet.
Proche de l’amphétamine
Les feuilles de khat contiennent de la cathinone, une substance active proche de l’amphétamine. Ici, tout le monde s’accorde pour dire que le khat «donne de l’énergie, stimule la concentration et que c’est un bon business». Mais lorsqu’on s’intéresse aux gains, les consommateurs deviennent soudain moins loquaces. «Les affaires varient beaucoup en fonction de la saison», se contentent-ils de répondre. Le salon commence à se vider vers 18 heures. La plupart d’entre eux sont en effet aussi des marchands et c’est le soir et la nuit qu’ils font les meilleures affaires.
«Aweday est le plus grand marché national et d’exportation de khat d’Ethiopie», relève l’ethnologue Ephrem Tesema (38 ans). Ce père de deux enfants rédige une thèse sur les aspects économiques et politiques du khat (Catha edulis) en Ethiopie, sous la direction du professeur d’ethnologie Till Förster de l’Université de Bâle et dans le cadre du Pôle de recherche national (PRN) Nord-Sud. «Le khat est un sujet sensible, à la limite entre la légalité et l’illégalité, le formel et l’informel. C’est pourquoi peu de statistiques fiables sont disponibles, souligne le professeur Förster. Le but de la recherche est aussi de comprendre les interactions entre l’Etat et les divers acteurs du khat.»
La petite ville d’Aweday, dans l’est du pays, se situe à environ 500 km de la capitale Addis-Abeba et à moins de 200 km de la frontière somalienne. Le khat est exporté par camions durant la nuit vers la Somalie, Djibouti ou la péninsule arabique, au Yémen. Le reste est destiné aux citadins aisés de la capitale ou à l’exportation vers Londres (où le khat est légal).
C’est ce que l’on apprend sur le marché, encore très animé à minuit. Le doctorant éthiopien estime que 72 tonnes de khat sont exportées du pays quotidiennement. Le khat est la deuxième denrée d’exportation après le café. Pour Ephrem Tesema, le khat est une bonne alternative à la culture du café dont les cours sur le marché mondial ne cessent de chuter. En Ethiopie orientale, où l’on produit la majorité du khat et le meilleur, son exportation est deux fois plus lucrative que celle du café.
A Aweday, toute la vie tourne autour du khat. La majorité des gens sont soit cultivateurs, revendeurs, exportateurs ou transporteurs. Les cultivateurs de khat sont mieux lotis que les autres paysans de montagne d’Ethiopie, pays dont environ 10% des habitants dépendent de l’aide alimentaire depuis les années 1980. Le paysan Mohamed Bijha consomme du khat pour les travaux éprouvants. Sur son lopin de terre de 1,5 hectare, il le cultive avec du maïs et des oignons. La vente du khat lui a permis d’acheter l’an dernier une maison et un petit magasin pour un de ses fils. Ses six enfants vont à l’école et l’aîné étudie même à l’université. Lui, en revanche, ne sait ni lire ni écrire.
Une dépendance plutôt sociale
Le khat est surtout une aubaine pour les marchands. Les femmes dominent le marché le matin, pendant que les hommes dorment encore. «Je suis dans le business depuis dix ans et nous sommes toujours plus de femmes», indique Iftu Bakar. Elle travaille de 6 heures à 10 heures et de 18 heures à 22 heures. Son mari transporte du khat du village au marché durant la nuit. «C’est une vie de couple normale à Aweday. La vente de khat me permet de payer l’école privée de mes quatre enfants car les écoles publiques ne sont pas bonnes ici», argue la jeune mère de 30 ans qui n’a fait que quatre ans d’école primaire. Elle consomme elle-même régulièrement du khat. Ce qui lui coûte autant que de nourrir toute sa famille. «Peu de femmes consomment régulièrement du khat. Car la tradition nous l’interdit», précise-t-elle.
Lors de ses interviews dans les salons de khat, le doctorant mâche lui aussi les feuilles tant prisées. Selon lui, il n’y a pas de risque d’addiction physiologique mais plutôt une dépendance sociale. «En fonction de la fréquence de la consommation, le khat peut conduire à une dépendance psychologique mais pas à une dépendance physique», confirme le spécialiste du khat et professeur de pharmacologie à l’Université de Berne Rudolf Brenneisen. Ses tests cliniques montrent qu’une consommation chronique provoque de l’insomnie et perturbe le rythme diurne/nocturne. L’imagination est stimulée, la faim et la fatigue disparaissent. On observe une légère euphorie, de l’hyperactivité et de la logorrhée.
Le comité d’experts de la pharmacodépendance de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a décidé pour la deuxième fois en 2006 de ne pas mettre le khat sur la liste internationale des stupéfiants, le risque de dépendance étant considéré comme faible. Le khat est néanmoins interdit dans la plupart des pays occidentaux, y compris en Suisse. Ce qui n’est pas le cas en Angleterre ni aux Pays-Bas. «En Europe et aux Etats-Unis, le khat est principalement consommé par la diaspora de Somalie, d’Ethiopie et du Yémen», remarque Beate Hammond de l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) à Vienne.
«Les affaires sont en plein essor, de nouveaux salons de khat voient le jour partout et surtout dans la capitale», constate le chercheur du PRN Nord-Sud qui a observé plusieurs catégories de maisons de khat à Addis-Abeba. Les classes moyennes et supérieures préfèrent se retrouver dans des villas privées, protégées des regards indiscrets. Pour y avoir accès, il faut être connu ou introduit. Chacun apporte son khat et paye le propriétaire des lieux pour les prestations fournies telles que boissons, repas, cigarettes, narguilé, TV ou vidéo. On y joue aussi aux cartes pour de l’argent.
Dans la zone grise
«En Ethiopie, le khat est légal faute de législation. La position du gouvernement n’est pas claire. D’un côté, il vend des licences pour la vente et l’exportation et, de l’autre, la police ferme régulièrement des salles de khat», fait valoir le chercheur éthiopien. Ce que confirme l’exemple de Ziynidin, appelé Zidane, propriétaire d’une des dix-sept boutiques de khat d’un quartier d’étudiants d’Addis-Abeba. La vente à l’emporter est légale, moyennant une licence relativement chère mais abordable. «Il n’existe aucune autorisation pour les maisons de khat», déclare Zidane qui a ouvert son échoppe de khat il y a huit mois.
L’aménagement est modeste: de simples bancs en bois, des caisses de boissons comme tables et une bâche en plastique en guise de toit. La plupart des clients sont de jeunes intellectuels ou des étudiants, des hommes uniquement. Ils lisent le journal, étudient ou discutent. Certains viennent tous les jours, d’autres une fois par semaine.
Une charge pour le budget familial
«Je prends toujours du khat avant un examen parce que cela améliore ma concentration», note un étudiant, en ajoutant que plusieurs locaux de khat ont été bouclés durant les dernières élections car le gouvernement craignait qu’ils ne facilitent la conspiration politique. Un traducteur a une autre explication: «De nombreux fonctionnaires s’y retirent pour mâcher du khat durant les heures de bureau, ce qui coûte trop d’argent et de temps.»
«D’un point de vue économique, le khat est certainement un fléau, notamment en raison de la charge immense qu’il fait peser sur les budgets familiaux et les millions d’heures de travail perdues durant les sessions de khat quotidiennes», juge aussi le professeur Brenneisen. Pour le pharmacologue, il est toutefois plutôt un bienfait d’un point de vue social et sanitaire, à condition d’être consommé de façon modérée. Il est en effet également utilisé comme plante médicinale. Son interdiction remettrait de plus en question une tradition de plusieurs siècles. «Il ne faut pas oublier que le khat est en fait l’alcool de l’islam, mais avec une toxicité aiguë et chronique bien inférieure», conclut-il. I
LE KHAT, FLÉAU OU BIENFAIT?
ÉTHIOPIE – Le khat est inscrit sur la liste des stupéfiants dans beaucoup de pays occidentaux. Dans certains pays arabes et d’Afrique de l’Est, il est en revanche cultivé et consommé depuis des siècles. A l’image de l’Ethiopie où il fait partie de la vie quotidienne.
Kathia Remane
*Article paru dans Horizons n° 81 de juin 2009, magazine du Fonds national suisse de la recherche scientifique (trimestriel).