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BEAUX BOIS ET BELLE CRINIÈRE

DARWINISME – La théorie de l’évolution a 150 ans. Si elle continue à alimenter de nouvelles percées scientifiques comme la robotique, en sciences humaines, en revanche, son apport reste controversé.

Darwin a-t-il encore une contribution à apporter aux sciences humaines? Dans ce domaine, le gentleman britannique n’a pas bonne presse. Certes, Charles Darwin a replacé l’histoire de la création de l’homme sur une base empirique. Et on ne saurait témoigner trop de respect à cette contribution pionnière, dans une perspective historique, mais aussi en raison de l’actualité: de part et d’autre de l’Atlantique, le créationnisme s’efforce en effet de remettre en question cet acquis.
Mais sinon? Darwin est connu pour le «darwinisme», pire encore, pour le «darwinisme social», qui rencontra, notamment dans l’Allemagne de la seconde moitié du XIXe siècle, une vaste adhésion parmi les scientifiques dans de nombreuses disciplines. C’est dans ce domaine que Darwin a probablement atteint le point négatif culminant de son influence sur les sciences humaines et sociales. L’idée selon laquelle seuls les plus forts s’imposent au cours de l’évolution a pris une valeur normative pour la société humaine, alors que Darwin n’a jamais formulé de pensée aussi simpliste.

A la fin du XIXe siècle, le philosophe et biologiste Ernst Haeckel élaborait une philosophie du surhomme fondée sur une biologie d’inspiration darwiniste et où la «survie du plus fort» se voyait conférer une dimension historico-sotériologique. Au niveau de l’histoire des idées, Haeckle n’était plus qu’à un jet de pierre de l’eugénisme national-socialiste, qui allait prôner l’élimination des «races inférieures».

Même aujourd’hui, il devrait être difficile pour les spécialistes des sciences humaines d’honorer Darwin de manière positive. Car actuellement, ce sont les représentants de la sociobiologie et de la psychologie de l’évolution qui se réclament de lui, des disciplines qui pratiquent une science sociale réductrice. Depuis des années, leur biologisme se diffuse avec succès dans un large public. Selon ces thèses, les hommes changeraient fréquemment de partenaires parce que cela leur permettrait de contribuer en quelques minutes au succès reproducteur et de s’en aller ensuite repérer de nouvelles opportunités, jeunes et jolies. Les femmes, en revanche, contraintes de porter leurs descendants pendant neuf mois, préféreraient des partenariats plus stables, par exemple avec des hommes fortunés. Aussi bien la sociobiologie que la psychologie de l’évolution ont fait leur une mythologie génétique diffuse, selon laquelle «l’être humain» fonctionnerait selon des principes qu’il aurait intégrés depuis les temps primitifs et qui gouverneraient aujourd’hui son cerveau.

Faut-il en conclure qu’il n’y a plus rien à tirer de Darwin? Les choses ne sont pas si simples. Biologiste, angliciste et enseignante en sociologie des sciences à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, Marianne Sommer souligne l’importance de Darwin pour toutes les disciplines scientifiques qui se penchent sur l’être humain. «Ses réflexions sur l’évolution ont montré que les êtres humains changent au cours de l’histoire parce qu’ils font partie intégrante d’un monde vivant, note-t-elle. Darwin a inscrit les hommes dans l’histoire en tant qu’êtres biologiques et culturels.»

Par ailleurs, on a souvent tendance, selon elle, à simplifier Darwin, aussi bien dans les représentations populaires qu’en sciences humaines. L’expression «lutte pour la survie» qu’il a empruntée au sociologue Herbert Spencer est inadéquate pour sa théorie, dont le propos n’est pas la survie du plus fort ou du meilleur, mais le succès reproducteur d’organismes qui, suite à des «variations aléatoires», se sont mieux adaptés à leur environnement.

Enfin, poursuit Marianne Sommer, l’oeuvre tardive de Darwin ne thématise pas systématiquement la concurrence, mais tente d’expliquer l’empathie et l’altruisme chez l’être humain du point de vue de la biologie de l’évolution. Il décrit l’évolution possible des émotions et de l’intelligence de l’homme en se référant à ses précurseurs du règne animal.

«Il considérait donc probablement certains aspects du comportement humain comme liés à la biologie de l’évolution, alors que les sciences humaines actuelles les expliquent par des facteurs socioculturels, poursuit-elle. Mais en fait, chez Darwin, ces domaines ne sont pas nettement distincts l’un de l’autre. Tous les comportements humains sont un mélange des deux.» Le caractère héréditaire de certaines propriétés acquises rendrait ainsi possible le fait que certaines pratiques culturelles aient des répercussions sur la biologie des générations suivantes.

Philipp Sarasin va encore plus loin. Cet historien qui enseigne à l’Université de Zurich et vient de publier une étude de grande envergure sur Darwin (Darwin und Foucault) estime que les biologistes, mais aussi les représentants des sciences humaines et sociales, auraient beaucoup à apprendre de lui.

«En réalité, Darwin est un théoricien de la culture, affirme-t-il. Dans son oeuvre tardive, il montre que la culture est issue du règne animal.» Chez les animaux, les femelles choisissent leur partenaire de reproduction en fonction de critères esthétiques: quel est celui qui a les plus beaux bois, la plus belle crinière? C’est là que se situe l’origine de la culture humaine.

«Notre libre-arbitre est un produit de la nature», fait valoir le chercheur. Ce qui, selon lui, remet en question la frontière traditionnelle entre nature et culture. A ses yeux, les représentants des sciences humaines devraient chercher à dépasser cette frontière. Comment? «C’est ce que nous devons encore découvrir», précise-t-il.

En attendant, les spécialistes en sciences humaines peuvent se référer au sociologue Max Weber qui a été confronté de son vivant aux théories du darwinisme social. En 1910, lors du premier congrès de la Société allemande de sociologie, il déclara ainsi en réponse à l’exposé d’Alfred Ploetz, un tenant de l’hygiène raciale: « Si nous voulions comprendre une sociation humaine (…) seulement à la manière dont on étudie une sociation animale, nous renoncerions à des moyens de connaissance que nous avons pour l’homme, mais pas pour les sociétés animales» – c’est-à-dire la culture. Culture que Weber définissait comme «un segment fini investi par la pensée d’une signification et d’une importance au sein du devenir mondial infini et étranger à toute signification».

C’est pourquoi Weber ne voyait pas l’utilité de procéder, de manière générale, à des considérations sur la base des analogies existant incontestablement entre une colonie d’abeilles et une société étatique humaine. Ce qui ne veut pas dire que la combinaison extrêmement complexe d’éléments liés la biologie de l’évolution et d’éléments liés à la culture ne pourrait pas, un jour, s’avérer importante pour les sciences humaines. Mais il semble que l’on n’en soit pas encore là. I

* Rédacteur scientifique du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS). Article paru dans Horizons n° 80 de mars 2009, magazine suisse de la recherche (trimestriel).

Références: Philipp Sarasin, Darwin und Foucault. Genealogie und Geschichte im Zeitalter der Biologie, Suhrkamp, Francfort sur le Main, 2009.

Marianne Sommer, Bones and Ochre. The Curious Afterlife of the Red Lady of Paviland, Harvard University Press, Cambridge, 2007.

Nach Feierabend – Zürcher Jahrbuch für Wissenschaftsgeschichte. 4: Darwin, Diaphanes, Zurich, 2008.

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