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LE POUVOIR CONTROVERSÉ DES ARCHIVES

SUISSE – Aucune société avant la nôtre n’a accumulé autant de données. Nos archives sont submergées. Tous ces documents sont les garants de l’Etat de droit, mais ils pourraient aussi être utilisés à mauvais escient dans une situation de crise, révèlent des travaux du Programme national de recherche «Intégration et exclusion» (PNR 51).

Quelles sont les traces laissées par une civilisation? L’empreinte la plus marquante est généralement apparente: les temples de l’Acropole attestent de la présence des dieux dans la Grèce antique et les ruines du Colisée de l’engouement des Romains pour les spectacles. On peut imaginer que les générations futures connaîtront toujours ces réalisations qui auront été sans cesse restaurées en respectant le modèle d’origine. Comme vont sans doute perdurer les acquis de la démocratie athénienne et du droit romain.
Que va-t-il subsister de notre culture? Peut-être qu’un jour, les archéologues se casseront la tête en cherchant la signification des rectangles plats entourés de gradins qu’ils auront découverts. Lieu de prière ou de sacrifice ? Pour y répondre, ils devront recourir à nos archives. Ils plongeront alors dans les immenses dépôts souterrains où dorment d’innombrables piles de papiers ainsi que des appareils électroniques, contenant eux-mêmes une infinité de données et de dossiers.

Une partie seulement des documents aboutit toutefois dans des archives. Souvent, il n’existe aucune règle sur ce qui doit être conservé, comment et pour combien de temps. Tout garder occuperait d’ailleurs bien trop de place, d’autant plus que la majorité des documents risqueraient de ne jamais être consultés.

Aucune société avant la nôtre n’a consigné ni conservé les activités de ses institutions et les biographies de ses membres de manière aussi minutieuse. Dans sa typologie des formes de domination, le sociologue Max Weber ébauche l’idée que le pouvoir des données à l’époque moderne est un aspect de la «domination légale». Un appareil bureaucratique lui permet de consolider la «croyance en sa légitimité». Dans une telle situation de domination légale, poursuit Weber, «des fonctionnaires dans leur bureau» observent de manière conséquente le «principe de la conformité des actes administratifs». L’un des axiomes du droit médiéval «Quod non est in actis, non est in mundo» (ce qui ne figure pas dans les actes n’existe pas) semble donc plus vrai que jamais.

Depuis la Révolution française, la protection des archives est partie prenante de l’administration et du gouvernement. Elles servent de référence pour les classes dominantes car elles y conservent leurs titres de propriété et les règlements qui assurent le fonctionnement de l’appareil étatique. Les simples citoyens recourent eux aussi aux archives pour défendre leurs droits. La machine gouvernementale d’une démocratie libérale repose donc sur une base composée d’innombrables documents archivés. Et ce n’est pas un hasard si les mots grecs «archeion» et «arche» signifient «administration» et «autorité».

Mais au quotidien, les dossiers exercent un pouvoir inversement proportionnel à leur visibilité. Ils peuvent même parfois s’éloigner des principes de l’Etat de droit. Bien qu’ils accompagnent les citoyennes et les citoyens de leur naissance à leur mort (sans oublier les survivants lors de l’organisation des obsèques), ils restent généralement dans l’ombre, menant paradoxalement une vie de «sans-papiers», ces individus qui justement ne figurent dans aucun fichier. Leur existence et leur fonction vont à tel point de soi qu’ils sont à peine remis en question. Des fichiers personnels ou de cas sont ouverts lors de chaque contact avec un organisme public ou privé: par exemple avec l’administration fiscale ou avec une institution non étatique comme une caisse-maladie ou encore avec un employeur ou simplement en payant au supermarché lors de l’émission d’un ticket de caisse. Comme le souligne le professeur d’histoire Jakob Tanner, «agir en recourant aux dossiers est une preuve de normalité». Mais ce qui est normal peut aussi parfois se révéler menaçant.

C’est surtout dans les situations de crise que le pouvoir de ces pièces se manifeste, lorsque des personnes qui se trouvent dans une situation précaire entrent en contact ou en conflit avec une autorité. Plusieurs études menées dans le cadre du Programme national de recherche «Intégration et exclusion» (PNR 51) montrent comment des dossiers, relevant avant tout d’un passé proche, ont pu avoir des conséquences inattendues sur la vie des personnes enregistrées.

Les dossiers de droit de cité qui servent de documents de référence lors d’une procédure de naturalisation sont particulièrement révélateurs à cet égard. Avec son équipe, l’historienne Regula Argast a montré qu’au milieu du XXe siècle, ces fichiers n’ont pas été utilisés comme documents neutres lors de procédures qui auraient dû se dérouler selon les principes de l’Etat de droit.

Les fonctionnaires traitant les dossiers de personnes sollicitant la nationalité suisse se laissaient souvent influencer par les sources les plus diverses, même par les rumeurs colportées par des voisins. Ils évaluaient ensuite les demandes en fonction du «stéréotype du Suisse idéal» qui prévalait à l’époque. Des aspects du caractère, la situation financière, la régularité dans les paiements, les idées politiques et tout particulièrement le degré d’assimilation entraient dans ce genre de critères subjectifs. Une telle procédure pouvait ainsi laisser libre cours à l’arbitraire.

Pour désigner la dynamique propre que peuvent développer des écrits et des dossiers, les scientifiques ont élaboré un concept, celui de «Schrifthandeln», d’usage de l’écrit. L’historien Thomas Meier explique que cette notion permet de décrire comment certains documents et leur contenu sont utilisés et réutilisés, par qui, dans quel contexte et avec quelle intention. En étudiant l’action «Enfants de la grand-route» de Pro Juventute, l’équipe de Thomas Meier met clairement en lumière la toute-puissance des dossiers. Cette action visait à normaliser les enfants yéniches et à les sédentariser. Mais en fait, ils ont été stigmatisés, discriminés, «pathologisés» et criminalisés. Et lorsque de tels dossiers passaient d’une administration à l’autre, cela contribuait à perpétuer l’idée des prétendues déficiences des individus concernés.

Les dossiers personnels jouent également un rôle important dans le domaine médical. Lorsqu’un patient entre en contact avec le système de santé, il fait l’objet de plusieurs fichiers. L’historienne Marietta Meier a étudié le cas d’un chauffeur de taxi qui, en 1969, a intenté une action en dommages et intérêts contre le canton de Zurich. Il prétendait qu’on lui avait retiré son permis de conduire de façon injustifiée. Selon lui, son dossier médical ne reflétait que l’angle psychiatrique alors que sa propre perspective n’était pas prise en compte. Ce plaignant avait été interné à deux reprises dans une institution suite à un diagnostic de schizophrénie paranoïde. Tant le médecin que la Direction de la santé du canton de Zurich ont rejeté la plainte en argumentant que son dossier médical contenait trente pages d’une écriture serrée de rapports détaillés d’examens et d’observations, ce qui démontrait qu’il avait été suivi de façon minutieuse. A cela, le chauffeur de taxi a répondu que «ce n’était pas son dossier médical qui était évoqué, mais bien plutôt le dossier médical de la psychiatrie». On ne saurait mieux formuler l’opposition d’une personne sur laquelle un dossier a été élaboré.

Un dossier médical est constitué avant tout dans l’intérêt du patient. Lorsqu’un médecin peut comparer l’apparition de symptômes d’une maladie avec d’autres, plus anciens, déjà décrits dans le dossier médical, il a une meilleure image de l’état de santé de son patient. Mais ces rapports sont parfois controversés. Ils peuvent accélérer le processus de guérison mais parfois aussi le ralentir s’ils contiennent des inexactitudes.

La gestion de l’historique médical des patients est l’une des tâches les plus importantes des médecins, mais elle est à peine abordée au cours de leur formation, comme le relève Hansjakob Müller, professeur de médecine.

Cette lacune peut engendrer des rapports élaborés de manière négligente et non systématique. Selon lui, on doit en outre être attentif aux affirmations péremptoires des spécialistes. Une erreur dans un diagnostic établi à la va-vite par un soi-disant expert peut avoir des conséquences négatives sur la vie d’un patient et sur celle de ses proches. Il est étonnant de voir comment des diagnostics erronés peuvent se maintenir pendant de longs laps de temps dans des dossiers. C’est pourquoi le chercheur plaide pour que la tenue d’un historique médical individuel qui oriente de manière explicite sur certains problèmes fasse l’objet d’une attention appropriée dans le cursus des médecins. Les informations contenues dans un tel dossier pourraient être de première importance pour les descendants d’un patient ou d’une patiente et ne devraient par conséquent pas leur être cachées pour d’obscures raisons liées à la protection des données.

Pour Thomas Meier, il est paradoxal qu’en vertu du droit à la vie privée et de la protection de la sphère privée, la protection des données ne permette pas la consultation de ses propres dossiers. Il faut donc, selon lui, établir des règles juridiques concernant l’établissement, la tenue, la conservation, l’utilisation et l’accès aux fichiers et aux données. Et ce précisément à cause de l’importance que peuvent soudain prendre les dossiers, qu’ils émanent des services publics ou de sociétés privées qui agissent sur mandat public. L’historien estime aussi que les personnes concernées par un dossier doivent avoir un droit de regard ainsi que toute latitude pour y apporter des corrections et des ajouts. Et il préconise pour cela l’instauration de services de médiation. Une telle mesure éviterait que des institutions, tant privées que publiques, aient un monopole sur l’accès aux dossiers en se fondant sur l’argument de la protection des données.

«Des formulaires toujours plus standardisés, des processus administratifs toujours plus élaborés permettent de ficher chaque individu de manière de plus en plus détaillée», constate Walter Leimgruber, professeur d’anthropologie culturelle à l’Université de Bâle. En réunissant des informations personnelles, chaque dossier porte en lui un risque de stigmatisation. Et ces informations ne peuvent plus être modifiées par la suite. Une personne qui, par exemple, sollicite l’aide sociale fera automatiquement l’objet d’un fichier dans lequel figureront son état civil, son type de logement, sa situation financière, son état de santé tout comme ses lettres de postulation ou de candidature pour un appartement. Mais il ne faut pas tout diaboliser: les informations contenues dans un dossier peuvent également profiter à l’individu enregistré et contribuer à sa sécurité juridique.

Afin de briser le pouvoir des dossiers, pouvoir invisible et encore mal étudié quant à son impact, une possibilité serait de présenter aux personnes concernées la description dont ils font l’objet. Les archives qui étaient autrefois pratiquement secrètes et accessibles aux seules autorités deviendraient ainsi un lieu ouvert au public. I

* Rédacteur scientifique. Cet article a été publié dans Horizons n° 78 de septembre 2008, magazine du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS).

Documentation: Claudia Kaufmann, Walter Leimgruber (dir.): «Ce que des dossiers peuvent provoquer. Processus d’intégration et d’exclusion d’un acte administratif, Editions Seismo, Zurich, 2008, 172 pages, 28 francs.

Opinions Contrechamp Urs Hafner

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