«LE MARIAGE, C’EST L’ORDRE»
Andrea Büchler est, depuis 2002, professeure de droit privé à l’université de Zurich. Ses recherches portent sur le droit privé suisse dans une perspective comparée, notamment sur le droit de la famille, le droit des personnes et le droit médical. Elle s’intéresse également au droit islamique et aux études genre en droit. Actuellement, elle étudie le phénomène du pluralisme juridique au sein d’un même Etat dans le contexte de la mondialisation. Elle a examiné les conséquences du divorce pour les enfants dans le cadre du Programme national suisse de recherche «L’enfance, la jeunesse et les relations entre générations» (PNR 52) dont les résultats sont présentés dans une exposition sur le thème de la famille au Musée national suisse à Zurich1. Entretien.
Alors qu’il était rare, il y a quelques décennies, le divorce est devenu banal. Le droit a-t-il suivi cette évolution?
Andrea Büchler: Avec l’introduction en 1988 du nouveau droit matrimonial et la suppression du rôle de chef de famille dévolu jusque-là au mari, puis l’entrée en vigueur en 2000 du nouveau droit du divorce, le droit suisse s’est adapté aux changements sociaux. Il n’est plus nécessaire aujourd’hui pour divorcer d’apporter la preuve de la faute du conjoint, adultère ou abandon du domicile conjugal par exemple. Le droit du divorce a été «contractualisé». Un contrat peut être dissous immédiatement par accord mutuel ou dans le respect de certains délais par une des parties.
Le droit de la famille s’est donc fondamentalement libéralisé en vingt ans. Comment expliquez-vous ce changement rapide?
C’est typiquement suisse. Notre système de démocratie directe et semi-directe implique que les changements sont longtemps et âprement négociés. Mais une fois que la décision tombe, elle jouit d’une large assise. Le processus démocratique légitime le résultat.
Où en est le droit de la famille suisse en comparaison européenne?
En général, les modifications interviennent d’abord dans les pays scandinaves et en tout dernier dans les pays de tradition juridique germanique comme l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse. Le partenariat enregistré entre deux personnes de même sexe que nous connaissons depuis peu a été introduit en Scandinavie, il y a vingt ans déjà.
Comment se présentera la situation dans trente ans?
Le mariage en tant qu’institution de droit civil va continuer à perdre de l’importance. Les dispositions du droit de la famille ne seront plus liées à l’institution du mariage, mais par exemple à la communauté de vie de deux personnes et/ou à leurs enfants communs.
Votre définition de la famille?
Dans le système juridique actuel, deux partenaires non mariés peuvent être parents, mais ils ne forment pas une famille avec leurs enfants. Or selon une conception moderne des choses, une famille, ce sont un ou plusieurs adultes vivant avec un ou plusieurs enfants. La tâche du droit de la famille est de protéger et de garantir les droits et réseaux relationnels des enfants. Il doit aussi veiller à la compensation des prestations non rétribuées fournies dans une communauté basée sur le partage du travail, comme la garde des enfants et le ménage. Cette définition permet d’éviter les termes de «mariage» et de «vie commune».
Parmi les jeunes, le mariage ne connaît-il pas une sorte de renouveau?
Les chiffres montrent que le nombre des mariages diminue de manière constante, même si ce n’est pas de façon massive. La Suisse connaît le phénomène du mariage «à cause des enfants», c’est-à-dire des couples qui se marient avec la venue du premier enfant.
Pourquoi?
Le droit suisse privilégie le mariage par rapport à d’autres formes de vie commune comme le concubinat. Lorsqu’on a un enfant commun et qu’on vit dans une communauté fondée sur le partage du travail, le mariage représente la sécurité la plus évidente pour la personne qui renonce complètement ou partiellement à une activité lucrative pour se charger de la garde des enfants. C’est pour cela qu’en Suisse, le taux des enfants nés hors mariage est bas en comparaison européenne. En Suède, la moitié des enfants naissent hors mariage, parce que les mères n’abandonnent presque jamais leur activité professionnelle et parce que le droit suédois ne privilégie pas autant le mariage.
Le mariage est donc de moins en moins important, même si sa position reste forte.
Notre population n’est pas seulement jeune, libérale, urbaine et incapable d’imaginer le mari dans le rôle du chef de famille comme le stipulait l’ancien droit matrimonial. Nous avons aussi une population de migrants qui désire parfois vivre selon ses propres règles, souligner son appartenance religieuse et culturelle afin de s’affirmer dans notre pays et de conserver son identité. De nombreux migrants ont des représentations traditionnelles du mariage et de la famille.
Comment réagit le droit de la famille face à cette hétérogénéité?
La vraie question c’est comment faire pour que le droit de la famille ait un effet intégratif. Comment faire pour qu’il réponde à des besoins aussi différents que ceux, par exemple, d’une spécialiste en neurosciences qui a deux enfants de deux pères différents, une partenaire homosexuelle et désire un troisième enfant, et ceux d’une musulmane animée d’un profond désir de cultiver et de transmettre une conception du mariage inspirée du droit islamique.
Ces exemples ne sont-ils pas un peu schématiques?
Bien sûr. Le contraire serait aussi envisageable: une Suissesse d’une région de montagne aux attentes très traditionnelles et une professeure iranienne qui évolue en milieu urbain. Le grand défi réside dans la diversité des visions de l’existence.
Ce défi affecte-t-il les frontières nationales d’un espace juridique?
Absolument. Le processus de la mondialisation s’exprime de deux manières. Il y a d’un côté la différenciation à l’intérieur des frontières nationales du fait de l’immigration, de l’autre l’influence des instances supranationales du droit international. Les frontières nationales perdent de leur importance. C’est un grand défi pour un droit fondé sur l’Etat-nation et un espace juridique unifié. Il faut se demander si différentes conceptions du droit peuvent coexister dans une société plurielle et, le cas échéant, de quelle manière.
Des représentations issues du droit musulman également?
Pourquoi des Africaines du Nord n’auraient-elles pas droit à un mariage religieux musulman? Pourquoi sont-elles obligées de se marier civilement?
Les bases laïques de l’Etat ne devraient pourtant pas être remises en question.
Elles ne devraient même pas donner matière à débat. La question est de savoir où se trouve la frontière entre sphère publique et sphère privée? Tant que les intérêts publics ne sont pas touchés, une communauté peut s’organiser de manière privée. Cela peut concerner le mariage, la procédure de séparation, mais pas les bases juridiques fondamentales comme l’égalité des sexes ou l’interdiction de la violence. Il faut donc chaque fois se demander ce qui est en jeu.
En réglant le mariage, l’Etat se mêle aussi d’amour.
Et c’est un problème. L’amour est personnel, il se vit dans l’instant, il est spontané, privé. Alors que le mariage représente l’institution, la structure, l’ordre, la durabilité, la sphère publique. D’où certaines tensions.
Ceux qui s’aiment se promettent pourtant un amour éternel.
La promesse est une déclaration faite dans l’instant. On peut se promettre l’assistance, le soutien financier, mais pas un sentiment. Garder unie une famille sur le plan économique, veiller ensemble sur les enfants, continuer à faire fonctionner une entreprise, partager les biens et le travail, on peut se mettre d’accord là-dessus. Mais un contrat ne peut pas porter sur des sentiments. Le risque de l’échec est immanent à l’idée du mariage d’amour. Par ailleurs, pour pouvoir satisfaire ce principe d’éternité, le mariage et l’amour doivent durer de plus en plus longtemps en raison de l’allongement de l’espérance de vie.
Est-ce aussi pour cette raison que le mariage ne devrait plus être au centre du droit de la famille?
Encore une fois: le droit doit s’occuper de la compensation des prestations, du respect de la bonne foi et des enfants. Les parents s’engagent à veiller sur leur enfant jusqu’à son dix-huitième anniversaire et même au-delà. C’est une tâche commune. Si quelqu’un assume en grande partie la garde des enfants, cela doit être compensé, que les parents soient mariés ou non.
Cela modifierait-il le divorce ?
Il existe aujourd’hui déjà un fossé entre la banalité du divorce sur le plan statistique (un mariage sur deux est dissous) et le profond sentiment d’échec et de culpabilité qui l’accompagne. Dans le droit canon, le mariage était et reste indissoluble. S’émanciper de cette représentation prend du temps.
Comment le droit cherche-t-il à normaliser le divorce?
Le droit du divorce et la procédure de divorce actuels sont fondés sur l’idée qu’il ne faut pas considérer le divorce comme l’échec ou la fin de la famille, mais comme un processus de réorganisation susceptible d’offrir des opportunités de changements constructifs. On encourage les parties à exploiter de manière responsable et créative la liberté dont elles disposent pour se structurer. Aujourd’hui, la procédure de divorce est conçue de manière beaucoup plus participative qu’autrefois. Le droit de parole des enfants y est aussi évoqué, mais il faudrait encore améliorer nettement sa garantie.
Le nombre de divorces a-t-il des conséquences sur le modèle familial dominant?
Le nombre élevé de divorces débouche sur une pluralité des modèles familiaux et sur un changement considérable du mode de vie familial, des familles successives, des familles patchwork, des parentalités multiples. Il est fréquent aujourd’hui de voir différents aspects de la parentalité répartis entre plusieurs personnes. La parentalité sociale et biologique n’est plus toujours réunie dans une seule et même personne. La procréation médicalement assistée contribue aussi à cet état de fait.
Qu’est-ce que cela implique pour le droit?
Le droit doit se demander quelles sont les personnes avec lesquelles l’enfant développe des relations et à quelle parentalité les droits et devoirs doivent être associés. Lorsque je pose la question à mes étudiants, ils me répondent: la parentalité génétique. Mais c’est plus compliqué. Le droit de la filiation donne parfois la priorité à la paternité sociale et non à la paternité biologique, notamment lorsque le père est marié avec la mère.
Le droit doit-il se limiter à une seule parentalité?
Non, au contraire: le droit doit refléter la complexité et la diversité sociales. Il s’agit d’ancrer juridiquement des systèmes de relations familiales flexibles et ouverts. Après tout, l’enfant a autant besoin d’une certitude génétique que d’un sentiment de sécurité d’ordre social. I
* Rédacteur scientifique du Fonds national suisse de la recherche scientifique et collaborateur de la Neue Zürcher Zeitung. Cet article a été publié dans Horizons n° 77 de juin 2008, magazine suisse de la recherche (trimestriel).
1 Exposition temporaire «Familles – tout reste, pourtant tout change», Musée national suisse, Museumstrasse 2, à Zurich, du ma. au di. de 10 h à 17 h, je. De 10 h à 19 h, ouvert les jours fériés. Jusqu’au 14 septembre 2008. www.nationalmuseum.ch