Contrechamp

Que fait le philosophe quand il philosophe ?

Quand une personne affirme qu’elle exerce la profession de philosophe, elle suscite souvent de la perplexité chez son interlocuteur. Bien plus en tout cas que si elle disait être juriste. Tout le monde sait en effet que le juriste a étudié le droit et l’on a une idée plus ou moins claire de ce que recouvrent ses activités professionnelles. Il n’en va pas de même du philosophe.
«Vous souhaitez savoir ce que je fais effectivement?» répond Gianfranco Soldati à la question hésitante du visiteur qui lui demande de décrire son domaine de recherche. Le philosophe est souriant, assis à sa table devant une tasse de thé et un morceau de gâteau, dans son petit bureau très sobre de l’Université de Fribourg. «Prenons la métaphysique», déclare-t-il, en saisissant, à titre d’exemple, un crayon rouge posé devant lui. «La métaphysique s’occupe entre autres de notions générales avec lesquelles on peut décrire un objet. Et c’est seulement lorsque je sais comment je peux décrire un objet par rapport à un autre que je commence à comprendre ce qu’il est. Est-ce que ce crayon rouge est identique à celui qui est posé sur le bureau ou non? Et si ce n’est pas le cas, pourquoi?»

«Il n’est pas identique car il est plus long», répond le visiteur. «Vous dites cela uniquement parce que vous avez les deux crayons devant vous, rétorque le philosophe. Imaginons que vous sortiez un moment et que je vous demande, à votre retour, lequel des deux crayons est identique à celui que vous avez choisi auparavant.» La réponse fuse: «Je choisirais à nouveau le même crayon.» Sur quoi le professeur fait remarquer: «Mais peut-être que j’aurais pu le tailler durant votre absence? Il ne serait alors plus identique au crayon que vous avez vu.»

«Mais la métaphysique va certainement au-delà de réflexions sur un crayon», insiste le visiteur. «On débute avec des objets concrets, puis on s’occupe de nombres et de pensées pour finir par la constatation que le concept d’objet est étroitement lié au concept d’identité et aux critères qui sont liés à l’usage que l’on en fait», argue Gianfranco Soldati. Le visiteur varie encore son approche. «Quelle différence y a-t-il entre un crayon et une pensée?» demande-t-il. «C’est une question typique de la métaphysique, souligne le professeur. Un crayon peut-il être identique à une pensée? Peut-être qu’il n’est pas possible qu’il le devienne, mais peut-il l’être?»

«On nous accuse souvent de nous livrer à des spéculations absurdes, note le philosophe. Mais ceux qui nous jugent devraient aussi s’abstenir de se demander si un foetus est identique à un enfant.» Selon lui, beaucoup de gens pensent avoir un avis à propos de la nature métaphysique du foetus, mais très peu réalisent que des questions métaphysiques supposent des efforts de réflexion dépassant largement la simple expression d’une préférence émotionnelle ou d’un préjugé idéologique, qu’il soit de nature scientifique ou religieuse. «La philosophie est un poison pour chaque idéologie, estime-t-il. La métaphysique pose depuis toujours la question initiale à la base de toute discussion raisonnable: de quoi parle-t-on?»

Le visiteur a noté du mieux qu’il pouvait les explications à propos du crayon et des idées, mais il craint d’être passé à côté de l’essentiel. Ou Gianfranco Soldati a-t-il voulu se limiter à un domaine qui semble vraiment simple? «La philosophie pratique s’occupe par exemple de l’amour», relève-t-il. Depuis l’Antiquité grecque, la philosophie occidentale a avant tout traité de l’amour non érotique. Le fait d’aimer les gens semble une notion positive en soi. Si l’amour du prochain est valorisé, le sentiment amoureux suscite en revanche moins d’intérêt moral car une dimension égoïste lui semble inhérente: le désir de possession. Pour le philosophe, il est toutefois possible que cet amour permette de surmonter des préjugés. Et l’on pourrait imaginer qu’un fort potentiel moral soit inhérent à l’amour érotique.

Les préjugés contre la philosophie académique ne sont pas seulement le fait de gens qui ne voient d’utilité que dans ce qui produit des résultats monnayables. D’où peut donc venir l’image négative de cette discipline qu’on assimile souvent à un passe-temps peu réaliste? Le visiteur pose la question en avouant qu’il aurait voulu étudier la philosophie après le bac, mais qu’il a eu du mal à dépasser la onzième thèse sur Feuerbach de Karl Marx («Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières; ce qui importe c’est de le transformer.»)

Le professeur Soldati explique que la perception de la philosophie n’a pas partout et toujours été négative. Des écrivains comme Musil, des mathématiciens comme Gödel ou des physiciens comme Einstein se sont occupés de philosophie et ont été inspirés par elle. «Mais il est vrai que le philosophe est aujourd’hui considéré comme un inadapté social car sa recherche ne sert pas l’industrie et son savoir n’occupe que rarement les colonnes culturelles déjà contingentées des journaux», concède-t-il.

Le visiteur le contredit en se référant à toute une série de philosophes connus qui s’expriment à tort et à travers à la radio et à la télévision. «Le problème, c’est que les philosophes ne se défendent pas assez contre ces auteurs médiatisés qui propagent des platitudes ronflantes et d’autres inepties. Et ils ont une part de responsabilité dans cette situation et dans la mauvaise réputation de la philosophie», reconnaît-il. Mais pourquoi les philosophes sérieux ne prennent-ils alors pas plus souvent la parole? «Les philosophes ne sont pas mieux préparés que d’autres citoyens cultivés pour s’exprimer sur l’AVS par exemple, remarque-t-il. Ils pourraient dans le meilleur des cas mettre le doigt sur des formes d’argumentation relevant de l’idéologie.»

Certains philosophes deviennent néanmoins populaires en donnant des conseils de vie et des cours. Qu’en pense le professeur de philosophie? Il salue le fait que des philosophes attirent des gens qui sont plus intéressés à la résolution d’un problème qu’à leur propre personne. Si ce n’était pas le cas, ils consulteraient plutôt un psychologue. Pour lui, cette manière de philosopher est néanmoins une sorte de trahison de la philosophie. «On fait comme si des problèmes existentiels pouvaient être résolus lors d’une simple discussion, comme si philosopher n’était au fond qu’une sorte d’échange d’opinions auquel toute personne intéressée pourrait participer de plein droit», regrette-t-il.

Il rappelle aussi que la philosophie est une science qui s’est énormément développée depuis ses débuts. La référence au passé est une composante essentielle dans la réflexion menant à la formulation d’une question d’un point de vue philosophique, ceci en utilisant tous les moyens conceptuels actuellement disponibles. Une approche qui est ardue et qui prend du temps.

Entre-temps, la nuit est tombée. Et le visiteur ose encore une question. Il veut connaître ce que fait effectivement le philosophe. Son domaine se situe entre la phénoménologie et la philosophie analytique. Il englobe la question de la conscience de soi et de la connaissance de soi, ainsi que la nature et le rôle de l’expérience dans notre rapport à nous-mêmes, à notre environnement et aux autres personnes. «J’aime bien Husserl, révèle-t-il. Mon travail est un apport à la compréhension de la nature humaine et des acquis de la civilisation qui lui sont liés. Comprendre signifie saisir en partie pourquoi il vaut la peine de s’investir pour la connaissance, l’art et une vie meilleure.»

Le philosophe peut-il donc changer le monde? «Wittgenstein a écrit ‘Je suis mon monde’. Tant que je travaille sur moi, je change mon monde. Mais je ne sais pas si je peux changer le monde.» I

* Rédacteur scientifique du Fonds national suisse de la recherche scientifique et collaborateur de la Neue Zürcher Zeitung. Cet article a été publié dans Horizons n° 76 de mars 2008, magazine suisse de la recherche (trimestriel).

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