En la nuit du 11 au 12 décembre 1602, les ténèbres du solstice d’hiver facilitent le raid savoyard contre Genève (13 000 âmes). L’échec du commando transforme l’Escalade en matrice du patriotisme local. A l’unisson, la cité lie la «miraculeuse Délivrance de Genève» à la vigilance céleste de la Providence. Si les yeux des sentinelles perçaient mal la nuit polaire, en revanche, «l’œil de Dieu était ouvert» contre le souverain piémontais. Zélateur d’une diplomatie de la duplicité envers la République protestante, lâché par son beau-frère Philippe III d’Espagne et le pape Clément VIII hostiles à l’aventurisme militaire comme le roi Henri IV, Charles-Emmanuel Ier de Savoie vise seul la Rome protestante, en rénovateur belliciste de la foi catholique. Sur le plan géopolitique, les effets de l’Escalade sont salutaires pour Genève. Pressé par les Suisses et la France, Charles-Emmanuel siège aux pourparlers menant au traité de Saint-Julien (21 juillet 1603). Genève, fondue dans la paix de Vervins, voit son indépendance reconnue pour la première fois.
Que faire des mercenaires? Marche éprouvante d’environ 2000 soldats devant Genève, raid d’une section d’assaut de 300 hommes pour franchir vers deux heures après minuit les murailles hautes de sept mètres avec trois échelles escamotables peintes en noir, cris et chuchotements, coups d’arquebuse, tocsin de la Clémence à Saint-Pierre, premiers combats de rue, engagement des milices bourgeoises avec la garnison, intelligence d’Isaac Mercier qui abat la herse de la porte de Neuve, courage de la Mère Royaume, reflux paniqué des assiégeants, canons mitraillant les renforts, capture de treize combattants acharnés à vendre leur vie: les trois heures de résistance des Genevois ont fait couler des hectolitres d’encre et nourrissent aujourd’hui encore le patriotisme civique de la fête de l’Escalade.
L’aube blafarde éclaire la désolation guerrière: 72 cadavres (18 Genevois, 54 Savoyards), blessés, débris d’échelles et d’armes, sol ensanglanté, portes brisées, fenêtres défoncées. Crime de lèse-majesté contre la souveraineté de la République, le raid nocturne pose la question juridique du sort des treize prisonniers. Ce conflit non déclaré scelle leur destin. La guerre est «injuste» si une nation «prend les armes lorsqu’elle n’a reçu aucune injure, et qu’elle n’est point menacée», note en 1758, bien après l’Escalade, le juriste neuchâtelois Emer de Vattel (Le droit des gens). Le duc de Savoie ayant violé les normes du jus bellum, ses hommes sont des bandits de grands chemins, plutôt que des prisonniers de guerre libérables «à la paix par échange ou pour une rançon».
Toute rançon refusée par Genève, les captifs sont condamnés à mort puis torturés pour découvrir des complicités. S’étant confessés, ils sont illico menés au boulevard de l’Oie, proche du lieu de la «damnable entreprise». Sans autre forme de procès, coram populo, ils sont pendus en brigands à un robuste gibet, puis décapités comme les cadavres des Savoyards tombés au combat. Les corps mutilés sont jetés au Rhône, avec infamie, sans la dignité de l’inhumation chrétienne. Epouvantails à envahisseurs, les 67 têtes sont fichées au sommet de pics alignés sur les fortifications de la cité. Les Genevois auraient pu les empaler aux frontières de la République, voire les clouer aux portes de la ville, à l’instar de ce qui se pratique alors dans l’Empire ottoman.
Exposer des têtes tranchées: ce rituel est-il habituel dans l’Europe des Temps modernes, où la peine capitale est toujours publique? L’anthropologie de la décapitation évoque son usage coutumier en temps de guerre, notamment lors d’atrocités confessionnelles. Paul-Henri Stahl, en sa savante Histoire de la décapitation (1986), évoque la chasse aux têtes d’ennemis tués au combat ou celles de bandits tombés en embuscade mais aussi de pirates tués lors d’abordages ratés. En 1547, un Français gagnant Constantinople note dans son journal: «On nous dit que les Turcs et les Persans ne se prennent jamais prisonniers ou esclaves à rançon; mais coupent la tête à ceux qu’ils prennent.» Traditionnellement, les Turcs et les Cosaques ajoutaient à la décapitation en vie ou post mortem l’empalement infamant de la tête sur un pieu, une lance, une pique ou une épée. La décollation à la hache ou au glaive instaure le sacrilège terrifiant de la défiguration du corps humain. Lieu du supplice ou champ de bataille: les têtes sur pals y sont promenées martialement, comme trophées, butins ou vestiges d’épouvante. Lors des atrocités réciproques au siège de Constantinople (1422), les assiégés grecs «plantent les têtes de 260 Turcs sur les créneaux de la ville». Il s’agit d’effrayer les assaillants. Si plusieurs têtes sont brandies en prises macabres, le cortège funèbre singe la hiérarchie sociale des suppliciés.
Décapiter l’ennemi glorifie le tortionnaire, humilie le vaincu et intimide l’adversaire pour apaiser son bellicisme. En 1657, 55 ans après l’Escalade, un voyageur en Roumanie remarque: «Le voïévode de Valachie a dû à nouveau apaiser un soulèvement: la preuve est fournie par les 300 chevaliers tués devant les portes de Tirgoviste et dont j’ai vu les têtes plantées sur des pals.» L’infamie de la tête coupée culmine en son exposition publique. L’étalage macabre désacralise l’humanité des vaincus, livre les cadavres aux charognards, inflige vite la vision atroce de la putréfaction et empêche le culte réservé aux morts.
Ficher les têtes des Savoyards sur les murs de la minuscule République en rappelle la souveraineté. L’assaut nocturne l’a meurtrie. Au début du XVIIe siècle, le contexte géo-confessionnel nourrit l’anthropologie infamante et vindicative de la déshumanisation: les mercenaires savoyards ne perdent pas la tête en héros. Ils sont décapités comme des forbans payés pour perpétrer un coup de main armé, voire exécuter des atrocités. Les décapiter, submerger dans le Rhône leurs cadavres tronqué45s, exposer leurs têtes ensanglantées comme sièges de l’âme couarde et laisser pourrir publiquement les cadavres que picorent les corbeaux: en outrageant les corps des condottières morts au combat ou pendus au gibet républicain, le rite d’infamie flétrit la souveraineté de la Savoie ducale. L’escalade suppliciaire de la décapitation post mortem répond à l’escalade militaire.
Michel Porret est professeur honoraire UNIGE, historien et président des Rencontres internationales de Genève.