Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

Internet derrière les barreaux

Rédacthon

Le numérique s’est fermement ancré dans nos quotidiens, en particulier pour s’informer et communiquer. Certaines populations, dont 7000 personnes environ détenues dans les prisons suisses, sont reléguées aux marges de cette transformation. En Europe comme en Suisse, la littératie numérique – ou capacité de comprendre et d’utiliser de l’information au moyen des technologies – de la population pénitentiaire constitue pourtant un enjeu majeur qui peine à être appréhendé.

L’accès à l’information, en tant que droit fondamental reconnu par la Cour européenne des droits de l’homme et la Constitution fédérale, s’applique dans le milieu carcéral. L’Association de prévention contre la torture (APT) précise que «le droit des détenu·es […] implique un accès régulier et significatif aux informations, nouvelles et divertissements qui sont librement accessibles en dehors des lieux de détention».

Mais à mesure que l’information – médiatique, éducative ou administrative – se centralise sur internet, le droit des personnes détenues à y accéder se fragilise. Le Conseil de l’Europe a récemment établi que les autorités pénitentiaires devaient être conscientes des nouvelles possibilités qu’offre la technologie moderne et préconise de «maintenir une vie derrière les barreaux, en se calquant sur la vie à l’extérieur». L’APT souligne en outre que l’accès à une diversité de médias est «un aspect important de la réinsertion et de la préparation à la remise en liberté».

La mise en pratique de ces recommandations n’en est cependant qu’à ses balbutiements: selon l’Observatoire international des prisons, l’accès à internet dans le milieu carcéral dépend autant des législations nationales (comme en Finlande, pionnière des «prisons connectées», avec l’accès à internet des détenus garanti par la loi depuis 2015) que des autorités régionales et des établissements eux-mêmes (comme en Allemagne – ou en Suisse). Les modalités d’accès varient aussi, des postes en cellules aux bornes collectives. Quant aux bénéficiaires, ils et elles ne représentent parfois qu’un faible pourcentage de la population pénitentiaire (c’est le cas en France). Enfin, les contenus accessibles s’échelonnent des seuls sites de recherche d’emploi à des listes de plusieurs centaines de sites autorisés.

En Suisse, où le domaine pénitentiaire est sous la responsabilité des cantons, plusieurs prisons ont entamé le virage vers le numérique. L’établissement bernois de Witzwil et ceux de Realta et Cazis Tignez, aux Grisons, tentent ainsi depuis trois ans de concilier connexion au monde numérique et respect des exigences de sécurité, grâce à une solution multimédia permettant une «communication contrôlée et sécurisée avec l’extérieur comme à l’intérieur»1>Cf. #prison-info, la revue des peines et mesures de l’Office fédéral de la justice, n°1/2021 et n°1/2022..

Plus récemment, Zurich a annoncé son souhait d’être le premier canton à offrir un accès généralisé à internet dans ses prisons2> RTS Info, 10.03.2024.. En cours de déploiement, son projet SMAZH (Smart prisons Zurich), inspiré du modèle finlandais, consiste entre autre à munir certains détenus d’ordinateurs portables sécurisés donnant accès à des applications et services (éducation, santé, travail, conseil), des messageries et des possibilités de communication, via une plateforme numérique installée au sein des centres pénitentiaires. Avec l’objectif affiché de «préparer à la réinsertion», il s’inscrit dans la Stratégie numérique 2030 ESP adoptée en 2023 par la Conférence des chefs des services pénitentiaires cantonaux (CCSPC).

Cette approche est toutefois loin d’être répandue sur le territoire helvétique. Le canton de Vaud vient de renforcer sa propre stratégie de réinsertion, en y incluant l’accès au numérique. Des ordinateurs sont prévus dans les cellules, mais en réseau «fermé» autorisant uniquement des interactions avec le personnel pénitentiaire3> Communiqué de presse de l’Etat de Vaud, 01.02.2024.. Du côté genevois, le rapport4>«Réparer la fracture numérique: mise-à-jour du milieu carcéral», Digital-Clinics, UNIGE, 2024. d’un groupe de travail de l’université de Genève, publié en 2024, soutient que l’accès au numérique est insuffisant en milieu carcéral. L’exemple de la prison de Champ-Dollon montre que les mesures qui s’attaquent à la fracture numérique se limitent à des formations Excel et à l’accès à la télévision. Des tablettes sécurisées mènent à une version restreinte de Wikipédia, mais la navigation libre reste impossible. Enfin, le déploiement d’outils informatiques est rendu difficile par l’épaisseur des murs…

L’accès à l’information en prison est un droit fondamental, pourtant la révolution numérique creuse chaque jour un peu plus l’écart entre le milieu carcéral et le monde extérieur. Alors que 73% des Suisses utilisent déjà l’intelligence artificielle générative5>Selon une récente étude UZH citée par RTS Info, 7.11.2025., la mise en place de l’autonomisation numérique en détention sera-t-elle assez rapide pour que la fracture ne se mue pas en un fossé infranchissable?

Notes[+]

Texte rédigé dans le cadre du «Rédacthon» organisé à Genève par le Centre de conseils et d’appui pour les jeunes en matière de droits de l’homme (Codap) et Le Courrier.

Chronique liée