Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

Où va la spirale des hautes énergies du CERN?

Fondé en 2008, le Réseau objection de croissance de Genève (ROC-GE) est le premier et le plus ancien collectif décroissant romand. Deux de ses membres, Jacques Grinevald et Philippe de Rougement, proposent de faire une place au projet d’extension du CERN dans le cimetière des «Grands Projets inutiles de Genève» dans le journal Moins!.
Suisse

Le cimetière des projets refusés à Genève déborde: traversée du lac; parkings souterrains; grande rénovation du Musée d’art et d’histoire; Cité de la musique; pont panoramique. Le prochain très grand projet est celui du «futur collisionneur circulaire» (FCC) du CERN présenté comme l’avenir du progrès scientifique, résumé à la physique des particules. Ce serait la plus grande machine de l’histoire de la physique des particules, dite aussi des «hautes énergies». Ce serait le projet du siècle à la plus grande gloire du CERN, cette merveille parmi les organisations intergouvernementales, en l’occurrence de l’Europe qui rêve de redevenir le leader mondial de la technologie des accélérateurs, poursuivant la spirale techno-scientifique de la Big Science.

Il y a des lustres pourtant que le livre intitulé La Quadrature du CERN1>Grinevald, Gsponer, Hanouz et Lehmann, La Quadrature du CERN, Editions d’En Bas, 1984 avait soulevé les questions sociales, écologiques, politiques et éthiques fondamentales. Des questions à se poser si on prenait enfin au sérieux celle posée par le grand mathématicien Alexandre Grothendieck: «Allons-nous continuer la recherche scientifique?» Il posait la question lors d’une conférence2> Survivre et vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, coordonné par Céline Pessis, éditions L’Echappée, collection «Frankenstein», 2014. dans l’amphi du CERN le 27 janvier 1972, à l’époque du grand débat lancé par le retentissant rapport «Les limites à la croissance» du MIT [connu aussi sous le nom de «rapport Meadows»] et de la conférence de Yale de Nicholas Georgescu-Roegen3> «L’Energie et les mythes économiques», dans La Décroissance, Editions du Sang de la Terre, rééd. 2020..

Depuis, la série des accélérateurs du CERN est devenue la métaphore technologique par excellence de la «Grande Accélération» qui caractérise ce qu’on appelle l’Anthropocène. La recherche développée au CERN concerne la science des origines de la matière de l’Univers. Ces physiciens de l’infiniment petit et de l’infiniment grand s’intéressent à l’immensité de l’espace-temps cosmique, alors que nous aimerions développer la science de la survie du Système Terre, notre extraordinaire et fragile milieu de vie: l’infinie complexité du vivant sur Terre et le rôle de l’être humain qui se prend pour Prométhée et joue aux apprentis sorciers nous préoccupent bien davantage.

Vendre du rêve

Les promoteurs et entrepreneurs du gros œuvre, comme on dit, ont compris que pour faire passer des travaux d’envergure capables d’amortir les machines de chantier, remplir les carnets de commande des entreprises de travaux, satisfaire les syndicats de la construction, il faut apporter une «plus-value» pour les gens qui vont subir les nuisances. Les promoteurs se sont dit «la grande Genève du million d’habitants que nous voulons ne plaît pas à la population? Alors vendons du rêve: un centre-ville piéton, un pont pour une vue grandiose, un nouvel opéra, un musée clinquant, un microscope long de 92 kilomètres!» Dans le cas du refus de la Cité de la musique, ce n’est pas l’argument financier qui a fait mouche, puisque la Fondation Wilsdorf réglait la facture. Dans le cas du CERN, les questions financières sont aussi secondaires. L’essentiel est ailleurs, c’est un projet de civilisation, un projet qui engage le sens de l’Histoire et qui dit qui nous sommes.

Un projet démesuré

La monnaie d’échange pour faire rêver dans ce cas, c’est le prestige apporté à Genève par la Science et la Technologie. Ce prestige tant espéré suffirait à couvrir les impacts réels sur la région et la mise en échec de l’urgence climatique pourtant votée par le Grand Conseil genevois. Tous les médias ont décrit et commenté ces impacts, du moins ceux qui sont prévus et évalués par le CERN lui-même.

Un tunnel long comme la distance Genève-Neuchâtel, large de 6,5 mètres, comportant quatre cavernes pour loger des machineries géantes équivalentes à un immeuble de 35 mètres de haut, cela génère beaucoup de gravats, l’équivalent4>Tous les chiffres sont issus des documents rendus publics par le CERN. de trois pyramides de Khéops. Parvenir à la température de -273° sur tout le parcours et accélérer des particules pour détecter leur composition consommerait autant d’électricité qu’une ville de 700 000 habitants en employant des gaz réfrigérants fluorés dont les molécules sont plusieurs milliers de fois plus nocives pour le climat que le CO2. Chacun des huit puits en surface ferait disparaître au moins 8 hectares de terre agricole ou forestière. L’élargissement de carrefours pour les convois exceptionnels consommerait d’autres surfaces encore.

Cette fois, les autorités cantonales, face à un projet d’une telle ampleur, ont évité votation et recours, en transmettant la patate chaude aux autorités fédérales. Dans sa lettre du 9 décembre 20205>Lettre reproduite dans Le CERN au mépris du GIEC de Jean-Bernard Billeter, Editions d’en bas et Association Noé21, 2025., le Conseil d’Etat demande au conseiller fédéral Parmelin d’élaborer un plan sectoriel qui serait «de nature à diminuer les procédures de recours». Nous sommes en plein hold-up démocratique, légal mais illégitime.

Une domination néfaste

La volonté de domination de cette civilisation militaro-industrielle sur la totalité de la Nature est devenue de plus en plus visible, criante même, aux lendemains d’Hiroshima, aux lendemains même de la Grande guerre de 14-18 en Europe, mais pas seulement. Au fil des décennies, les questionnements et résistances se sont répétés face aux dégâts subis et observés ici et là, partout: pourquoi et à quoi bon?

Lors de chacune de ces nouvelles révélations (CFC, gaz à effet de serre, PVC, radioactivité, OGM, microplastiques…), le même constat coule de source, et on est libre de le reconnaître ou non: l’Anthropocène6>[Note de Moins!:] Pour la rédaction de Moins!, le terme «anthropocène», qui met la responsabilité de la catastrophe écologique sur l’être humain en général (anthropos) plutôt que sur un certain type de société, est problématique. Ce ne sont pas les activités «humaines» qui posent problème, mais bien celles des sociétés modernes, occidentales, productivistes, industrielles, etc..

La définition contemporaine du terme Anthropocène ne fait pas consensus, mais il est là, sous nos yeux: Les activités humaines7>idem sont bien la cause principale du dérèglement du Système Terre qui s’accélère.

La domination n’est pas seulement visible dans la transformation industrielle d’éléments de la nature en polluants éternels. Il s’agit aussi de construction et de transformation massive des territoires et des écosystèmes que nous habitons, qui sont nos seuls milieux de vie et de survie.

La poursuite du projet de méga accélérateur du CERN, malgré les conséquences annoncées dans le rapport de «faisabilité» publié fin mars par le CERN lui-même, témoigne de la pulsion de domination et du phénomène de foi dans la science. Une pulsion qui, si elle est laissée à elle-même, dévorera tout sur son passage, une foi qui rendra les conséquences acceptables.

Nous réveillerons-nous à temps? Dépasser une pulsion demande d’abord d’en prendre conscience, première difficulté; puis de s’en libérer, deuxième difficulté.
En attendant, agrandissons le cimetière des grands projets matériels dans l’espoir inépuisable d’y déposer le «Futur accélérateur circulaire»!

Notes[+]

Jacques Grinevald est philosophe et historien des sciences, professeur émérite à l’Institut universitaire d’études du développement de Genève.

Philippe de Rougemont est député des Vert·es au Grand Conseil genevois, secrétaire de Sortir du nucléaire et cofondateur de l’association Noé21.

Article paru sous le titre «Où va la spirale des hautes énergies du CERN?» dans Moins! Journal romand d’écologie politique, no 77, juillet et août 2025.