Dimanche soir, on était tellement content du résultat d’une élection genevoise qu’on s’était empressé de l’intégrer dans la colonne des actifs du bilan politique de ces deux dernières années, et de se mettre à penser à autre chose. De penser à un avenir au terme plus long que les deux ans à venir. Et de se poser des questions quasiment existentielles. Du genre: sommes-nous sortis du Cénozoïque, ère quaternaire, époque holocène, pour entrer dans une époque géologique provoquée par une espèce vivante: la nôtre, l’Anthropocène? Soit l’«ère de l’humanité» qui, pourtant, ne correspond pas à l’apparition de l’espèce humaine il y a plus d’un million d’années, mais au début de son emprise définitive sur la planète quand l’humain a commencé à extraire du sol de l’énergie fossile – en trois quarts de siècle, l’humanité a consommé plus d’énergie que pendant les mille millénaires précédents. Et cette emprise, on en a trouvé des traces partout: des microplastiques, des polluants chimiques éternels, des espèces invasives transportées par les humains dans des zones où elles étaient absentes, des espèces éradiquées, du gaz à effet de serre, des irradiations nucléaires…
Pour la première fois, une espèce a radicalement changé la morphologie, la chimie et la biologie de la planète. Cette espèce, la nôtre, représente désormais à elle seule plus du tiers de la masse de tous les mammifères terrestres, et les animaux qu’elle élève plus de 60% de cette masse. Il ne reste que 4% de mammifères à l’état sauvage sur toute la surface de la planète; les poulets d’élevage représentent les deux tiers de la masse de tous les volatiles de la planète; on trouve des microplastiques du sommet de l’Everest au fond des fosses océaniques; la masse de tous les objets fabriqués par les humains dépasse celle de tous les êtres vivants sur Terre; il n’y a plus aucun espace terrestre vierge de présence humaine: même en Antarctique, en forant le glacier de Pine Island, on a retrouvé des traces de plutonium retombé après les expériences nucléaires faites à des milliers de kilomètres à la fin des années 1940… Bienvenue sur Terre.
Nous, humains, formons une espèce assez extraordinaire, capable de s’adapter à presque tous les milieux naturels possibles et même de s’installer pour un temps dans des milieux où elle ne peut (encore) s’adapter: polaires, subaquatiques, spatiaux… L’espèce humaine est présente sur tous les continents et toutes les îles, et dans la plupart des cas depuis plus de 100 000 ans. Mais cette espèce, mobile, inventive, est aussi conquérante et prédatrice. Modifiant les milieux où elle s’installe, elle finit par les dégrader et parfois les détruire. Sans doute ne détruira-t-elle pas la planète, mais elle est capable de se détruire elle-même, après avoir détruit des milliers d’autres espèces et son propre cadre de vie. Certes, qu’elle en soit capable ne signifie pas pour autant qu’elle le fera, mais elle a déjà tellement modifié son environnement et le vivant depuis le Néolithique que leurs formes sauvages ont quasiment disparu, et que les derniers milieux sauvages ne le sont encore que parce que les hommes ont décidé de les maintenir tels – ou à peu près.
Nous ne détruirons pas la planète: elle continuera son destin de planète jusqu’à son terme – se faire bouffer par le Soleil. Nous détruisons en revanche son écosystème, c’est-à-dire le nôtre et celui de toutes les espèces vivantes. Des dizaines de milliers de personnes meurent chaque jour pour avoir bu de l’eau non potable et chaque jour une quinzaine d’espèces animales disparaissent. Nous menaçons, à long terme, la vie sur cette planète qui reste, à notre connaissance, la seule à l’abriter. Cela ne signifie pas que la poursuite du mode de production, de consommation et de consumation qui est le nôtre aboutira inéluctablement à la fin de la vie sur Terre, cela signifie seulement que cette possibilité ne peut être écartée, et que le «principe de précaution» s’impose contre la certitude optimiste, sinon béate, que «la vie sera plus forte que tout». La vie est un accident, et cet accident est fragile.
L’Anthropocène est une scène de crime, et nier qu’on y soit entré laisserait supposer qu’il serait possible de revenir à l’Holocène, c’est-à-dire à une époque où l’espèce humaine ne dominait pas la planète – or ce retour en arrière ne serait possible que par la disparition de notre espèce… Avouez qu’il y a des projets plus enthousiasmants. Tenez par exemple, et dans l’immédiat, se mobiliser pour l’«initiative pour l’avenir» lancée par la Jeunesse socialiste qui sera soumise en votation populaire le 30 novembre… C’est plus court, comme délai, que celui de la disparition de notre espèce et de notre planète, mais au moins c’est à notre portée, non?