Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

Jane Goodall, les chimpanzés et la compréhension de notre monde

«Une pionnière nous obligeant à révolutionner notre représentation scientifique de l’animal, et donc de l’humain qui pensait s’en différencier.» François Margot rend hommage aux travaux de la primatologue britannique Jane Goodall, décédée le 1er octobre.
Sciences

Célèbre primatologue britannique qui a révolutionné notre compréhension des grands singes, Jane Goodall est décédée le 1er octobre à l’âge de 91 ans (voir Le Courrier du 2 octobre).

Au début des années 1960, libre de tout préjugé, femme parmi les hommes et autodidacte parmi les diplômés, Jane Goodall a observé pendant plusieurs années une communauté de chimpanzés dans la forêt tropicale au bord du lac Tanganyika.

Elle l’a fait de manière totalement inédite à l’époque, en s’immergeant dans leur vie, donnant des noms aux individus et se mettant en relation avec eux. Investissant toute sa sensibilité de jeune femme dans ses observations, faisant fi du sacro-saint détachement des sujets d’étude imposé par la doxa scientifique (détachement censé exclure la subjectivité de l’observateur), elle a été la première à démontrer que les chimpanzés construisaient des outils pour mieux attraper les termites. Cela paraît aujourd’hui banal, mais cette préparation des brindilles adéquates, ce geste transmis par certains individus aux plus jeunes, apportait la preuve d’une culture chez les chimpanzés. Jane Goodall fut parmi les premières à oser le formuler ainsi, tout comme elle a démontré l’évidence de la personnalité propre à chaque sujet observé, l’importance de leurs émotions, l’existence de rituels de saluts, de rires et de solidarité à l’égard des petits et des vieux du clan. Le succès populaire de ces «découvertes» a été énorme. Je garde encore le souvenir lumineux de ma lecture adolescente de son livre Les Chimpanzés et moi, dont la version originale parue en 1970, In The Shadow of Man, a été traduite en 48 langues.

La communauté scientifique a dû admettre que cette jeune femme et «ses» chimpanzés venaient de brouiller la frontière entre l’humain et l’animal. (En fait il y avait à ses côtés deux autres femmes primatologues de terrain – Diane Fossey et ses gorilles dans la brume, et Biruté Galdikas et ses orangs-outangs de Bornéo –, ainsi que Louis Leakey le paléo-anthropologue qui leur avait fait confiance.) Après quelques siècles dominés par la terrible indigence de la représentation que l’Occident se faisait du «monde animal», cette révélation s’avérait plus que salutaire.

En effet celui-ci était pensé comme un monde «inférieur», caractérisé par un fonctionnement mécanique basé uniquement sur les «lois naturelles» de l’instinct, qui plus est dirigé par le principe pseudo rationnel, hégémonique et monologique de la «loi du plus fort» (en dévoiement des démonstrations beaucoup plus subtiles et nuancées que Charles Darwin avait publiées dans la deuxième moitié du XIXe siècle, en particulier avec son ouvrage sur l’origine des espèces).

Depuis lors, quel chemin parcouru dans notre connaissance du monde vivant! On sait maintenant que ce ne sont pas seulement les grands singes (dont l’ADN est pour presque 99% identique à celui des humains) qui utilisent des outils ou qui ont des cultures propres à des groupes d’individus. Les découvertes concernant l’intelligence, les émotions, l’inventivité, la socialité et la coopération chez les espèces autres qu’humaines se succèdent non seulement auprès des mammifères les plus populaires (cétacés, éléphants…), mais aussi chez les oiseaux, poissons, céphalopodes, insectes et autres. De nouveaux univers fascinants s’ouvrent autour des modes d’organisation et de communication des plantes et des animaux. Et chaque jour on «découvre» un peu plus les incroyables rouages des interdépendances qui tissent le vivant, interdépendances dont l’espèce humaine ne saurait être affranchie.

Pourtant, les vieux schémas ont la vie dure, tellement ils sont ancrés dans notre culture occidentale, elle-même devenue hégémonique. Nous n’avons pas encore réussi à intégrer ces nouvelles connaissances dans notre rapport au vivant, ne serait-ce qu’avec les animaux. A l’échelle planétaire, on dénie toute sensibilité à la plupart des animaux d’«élevage» (un euphémisme qui cache trop souvent une réalité totalement industrielle, concernant les trois quarts de la biomasse animale terrestre): ils sont exploités comme de simples choses. Même la relation métabolique de leur consommation par les humains semble avoir été occultée par la relation purement marchande à laquelle le monde moderne a réduit les animaux de boucherie et de la pêche industrielle…

Jane Goodall a non seulement été une pionnière nous obligeant à révolutionner notre représentation scientifique de l’animal, et donc de l’humain qui pensait s’en différencier: elle a aussi contribué à dévoiler les causes de notre aveuglement. Il est urgent d’en prendre acte, car tout porte à croire que le fait même de considérer notre propre espèce comme extraordinaire soit la cause fondamentale de la destruction du vivant et de l’habitabilité de la Terre.

François Margot est ingénieur agronome, fondateur et ancien codirecteur du Parc naturel régional Gruyère Pays-d’Enhaut, Rossinière (VD).