«La renaissance de la nation chinoise est inarrêtable», a déclaré le président Xi Jinping le 3 septembre, devant une trentaine de chefs d’Etat et de gouvernement du Sud global. En étalant ses fusées massives, ses missiles hypersoniques et ses drones sous-marins géants, la Chine veut montrer au monde, et notamment à l’Occident, à quel point son armée est devenue moderne – et au passage «instiller la peur chez ses voisins du Pacifique», comme l’écrit le Süddeutsche Zeitung1> «Waffen, die beeindrucken sollen», SZ, 1er septembre 2025,tinyurl.com/2yys23w6; lire aussi «Une démonstration de force à Pékin», Le Courrier du 4 septembre. .
Le déplacement récent et simultané de deux des trois porte-avions chinois dans le Pacifique avait alerté les Etats-Unis, pour lesquels cette zone d’influence est cruciale, et tendu les relations entre Pékin et Tokyo, des chasseurs chinois décollés de ces bâtiments ayant frôlé la route d’un avion d’observation des Forces japonaises d’auto-défense. Le Japon a également accusé la Chine d’avoir mené des recherches non autorisées dans sa zone économique exclusive (ZEE), autour de son île la plus méridionale dans l’océan Pacifique – l’atoll isolé d’Okinotori, situé dans la mer des Philippines, à mi-chemin entre Taiwan et Guam.
Pékin, pour qui il ne s’agit pas d’une île mais d’un amas de rochers, revendique un «exercice légitime de la liberté de navigation en haute mer», dans le cadre «d’exercices de routine» qui – vus de Tokyo – sont surtout le signe d’une expansion croissante des visées maritimes chinoises. Au final, Pékin revendique d’une manière ou d’une autre les quatre cinquièmes de la mer de Chine méridionale: outre la «cause nationale» figurée par la récupération de l’île de Taïwan, Etat insulaire chinois indépendant protégé par les Occidentaux, Pékin dispute les îles Spratleys et l’archipel des Pratas au Vietnam, aux Philippines, à la Malaisie, à Brunei et à l’Indonésie, et s’oppose au Vietnam et à Taïwan sur l’archipel des Paracels.
Lac chinois
Pour protéger ses approches maritimes, la Chine doit contrôler prioritairement les eaux qui baignent ses côtes: «Délimitée à l’est par une ligne d’îles dont aucune ne lui appartient, au nord par l’île de Taïwan qui refuse son autorité, et au sud par le détroit de Malacca qu’elle ne contrôle pas, la mer de Chine méridionale constitue le talon d’Achille de l’économie de la Chine, et par conséquent de sa stabilité sociale et politique», explique Hugues Eudeline, spécialiste de la Chine maritime2> Cf. «La puissance maritime chinoise», Les grands dossiers de Diplomatie, février 2023..
«Pour bien marquer que la fermeture du détroit du même nom constituerait une menace existentielle pour la Chine, le président Hu Jintao l’avait qualifiée de ‘dilemme de Malacca’ en 2003. Pour contrer la menace induite par cette tyrannie de la géographie, ses successeurs n’ont eu de cesse de développer des moyens maritimes à une échelle et à une cadence encore jamais connue, avec pour objectif de faire de cet espace maritime un lac chinois».
Ces objectifs de souveraineté et d’appropriation des ressources dans ces zones imposaient un accès à la haute mer. Chef d’état-major dans les années 1980, l’amiral Liu Huaqin avait lancé une stratégie maritime préconisant un passage par étapes de la «défense côtière» à la «défense au large», que décrivait Olivier Zajec dans L’Atlas: Un monde à l’envers, édité par le Monde diplomatique en 2009: «Il s’agit, dans un premier temps, de s’imposer à l’ouest d’une ‘ligne verte’ allant du Japon à la Malaisie, en passant par Taïwan et les Philippines. Principal concurrent: la marine japonaise. Pékin essaiera ensuite de passer de ces eaux peu profondes aux ‘eaux bleues’ d’un deuxième bassin allant du Japon à l’Indonésie, via Guam, point d’appui aéronaval américain dans le Pacifique ouest.»
L’autre enjeu, «une fois ces verrous ouverts, sera la sécurisation des couloirs méridionaux d’approvisionnement en hydrocarbures», qui passent par les détroits de Malacca, de la Sonde, de Lombok et de Macassar, en bâtissant le «collier de perles» – une série de bases permanentes ponctuant les rivages de l’océan Indien: Mergui, Coco, Chittagong, Hambantota, Gwadar. Depuis 2017, la marine chinoise est en outre installée à Djibouti, son unique base en Afrique, qui ouvre – via la mer Rouge et le canal de Suez – vers les marchés de consommation des produits chinois au Proche-Orient, en Méditerranée et en Europe.
En rodage
Le sentiment d’enfermement d’une Chine continentale enserrée par plusieurs chaînes insulaires, gênée par des eaux peu profondes (où ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins peinent à se «diluer»), et «ceinturée d’adversaires et de concurrents stratégiques» – avec notamment une présence militaire américaine constante depuis la Corée et le Japon jusqu’au Golfe, en passant par Diego-Garcia, Singapour, les Philippines, Guam – permet de mieux comprendre cette stratégie chinoise: bétonner des îlots disputés pour y construire des aérodromes et des bases navales, puis exiger la sanctuarisation des eaux territoriales ainsi créées artificiellement, et en dénier l’accès3>Cf. Guerric Poncet et Adrien Dupas, «Le Monde de Xi», dans « L’Etat des forces militaires 2025 », Le Point hors-série. Voir aussi «Guerre des nationalismes en mer de Chine», Le Monde diplomatique, novembre 2012, et «Présence américaine dans le voisinage chinois», par Cécile Marin et Fanny Privat, «Chine – Etats-Unis, le choc du XXIe siècle», Manière de voir, avril-mai 2020.. Des navires garde-côtes de la taille de frégates assurent ensuite la «chasse aux intrus» – par exemple, les aéronefs ou bâtiments occidentaux, notamment américains et européens, qui s’appliquent régulièrement à franchir ces lignes contestées, pour montrer qu’ils n’en reconnaissent pas la souveraineté à la Chine.
Les porte-avions sont un des instruments les plus spectaculaires de cette ambition «XXL». Les deux premiers étaient dérivés de modèles soviétiques; le troisième, 003 Fujian, est un 95 000 tonnes moderne, avec trois catapultes électromagnétiques pouvant lancer en quelques minutes plusieurs dizaines de chasseurs furtifs J-15 ou J-35, et des drones. Un quatrième porte-avions est en cours de construction, dont la taille égalerait celle du dernier-né des bâtiments américains, l’USS Gerald Ford (100 000 tonnes). Pékin compte doubler la mise d’ici 2040.
L’aéronavale chinoise, toute jeune, reste cependant en rodage. Son rayon d’action est encore assez limité, son expérience réduite, une partie de ses équipages en cours de formation. Avec ses bâtiments à propulsion classique, l’escadrille de porte-avions chinois est loin d’atteindre le tonnage, l’efficacité, le professionnalisme et donc la puissance de dissuasion des onze porte-avions actuels de l’US Navy, tous nucléaires.
Rythme inégalable
Depuis cinq ans déjà, la marine de guerre chinoise est la plus étoffée du monde, avec 234 bâtiments en tous genres (contre 219 dans celle des Etats-Unis). Elle n’égale pas le tonnage de la flotte américaine, pas plus que sa technicité et sa puissance de feu, mais progresse vite, grâce à un atout majeur: une industrie de construction navale devenue ces dernières années la première du monde. En 2024, 54% des nouvelles commandes de navires ont bénéficié aux chantiers chinois, loin devant les Coréens (22%) ou les Japonais, en raison de sa compétitivité, de ses compétences et de sa capacité à livrer des navires à un rythme inégalable. Cette année, cependant, sous l’effet sans doute des premières vagues de taxes Trump, la cadence effrénée des contrats a fléchi.
Le 11 août dernier, deux chantiers publics – la China State Shipbuilding Corporation (qui a notamment fabriqué les navires d’assaut amphibie de la marine chinoise) et la China Shipbuilding industry (qui avait construit le porte-avions Shandong) – ont fusionné pour devenir le plus grand constructeur naval au monde, mieux capable de résister à la guerre commerciale lancée par Washington, et mieux à même de fournir à la marine chinoise les équipement de pointe qu’elle réclame. L’US Navy reconnaît, pour s’en désoler, que la Chine possède une capacité de construction… 232 fois supérieure à la sienne.
Le budget total de la défense chinoise – 230 milliards d’euros pour 2025, soit cinq fois le budget français – a décuplé en vingt ans. En 2017, lors de sa réélection, Xi Jinping avait fixé l’objectif de développer «une armée de rang mondial» au plus tard pour 2049, centenaire de la proclamation de la République populaire de Chine.
A elle seule, la marine chinoise dispose de 260 000 hommes et femmes, de 3 porte-avions, 3 porte-hélicoptères amphibie, 7 croiseurs, 42 destroyers, 42 frégates, 45 corvettes, 60 sous-marins (dont une douzaine de nucléaires d’attaque ou lanceurs d’engins), une flotte de débarquement. La garde côtière comprend plus d’un millier de navires – dont 260 grands bâtiments, autorisés à faire usage d’armes; elle est soutenue par une milice maritime de plus de 400 navires. D’ici 2030, la marine chinoise devrait compter une dizaine de sous-marins, et une trentaine de croiseurs et frégates supplémentaires, ainsi qu’un quatrième porte-avions. Un effort est prévu également en matière de ressources humaines, pour constituer des équipages suffisants en qualité et en quantité.
En retard
L’exécutif américain est conscient de l’écart croissant entre les capacités navales chinoises et américaines, comme s’en est ému récemment Mike Waltz, directeur de la Sécurité nationale. Donald Trump a d’ailleurs sorti début juin un de ses fameux décrets – «Make Shipbuilding Great Again» –, et promis de ressusciter la construction navale américaine, aujourd’hui au 18e rang mondial: elle avait perdu sa suprématie à la fin du siècle dernier, faute de pouvoir rivaliser avec les chantiers asiatiques.
Il ne reste aux Etats-Unis que quatre chantiers navals spécialisés dans les bâtiments militaires, qui peinent à livrer les commandes: «Nous sommes en retard en années sur chaque classe de navires», reconnaissait récemment un des chefs de la Navy, alors que les délais de livraison des deux principaux porte-avions en commande (USS John Kennedy et USS Enterprise) viennent d’être rallongés de deux ans et que l’état-major de la marine juge impossible de livrer à l’Australie les sous-marins de classe Virginia4> blog.mondediplo.net/crise-des-sous-marins-paris-toujours-groggy promis dans le cadre du traité Aukus.»
Dans l’immédiat, Donald Trump – qui a prévu une salve de milliards pour relancer l’industrie navale – préconise de se tourner vers des entreprises étrangères: les chantiers coréens, japonais, «des pays qui réussissent très bien dans ce domaine, et nous allons travailler avec eux. Nous pourrions donc commander des navires haut de gamme à ces pays. Et dans un délai relativement court, nous construirons nos propres navires», promet le président américain…
Notes