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L’art et la bannière

Fin du monde et petits fours

Le 13 août dernier, un petit groupe d’activistes de l’ONG Greenpeace s’est introduit à bord d’une plateforme gazière appartenant à Shell et située à 45 miles nautiques des côtes anglaises. Iels y ont déployé une toile blanche d’environ 12 mètres par 8 sur laquelle iels ont projeté du faux sang à l’aide d’un tuyau haute pression. Fruit d’une collaboration entre Greenpeace et le sculpteur britannique Anish Kapoor, l’originalité de cette action réside dans sa combinaison d’art et d’activisme. Au lieu de simplement déployer une bannière géante avec un slogan choc, Greenpeace et Kapoor ont mobilisé l’art comme outil pour alerter le grand public sur l’urgence de la crise climatique en cours. Ainsi, et le temps d’un happening artistico-militant, la plateforme Shell s’est transformée en chevalet géant pour œuvre d’«artivisme» éphémère. «Je l’appelle Butchered [massacré]», explique le sculpteur. «Je me réfère au massacre de notre environnement.» Le faux sang, rajoute Kapoor, symbolise «la destruction – la saignée – de notre planète».

Ce n’est pas la première fois que l’art et les artistes sont mobilisés au service de la cause climatique. Dans le cadre de la COP21 à Paris, l’artiste islandais Olafur Eliasson a installé plusieurs blocs géants de glace devant l’Assemblée nationale française. A travers son installation, Eliasson voulait créer une expérience sensorielle et physique du dérèglement climatique en permettant au public d’interagir avec la glace en train de fondre. En marge du dernier Forum économique mondial à Davos en janvier dernier, le violoncelliste Yo-Yo Ma a interprété trois morceaux en plein air (et en pleine tempête de neige) en hommage aux glaciers qui disparaissent. Les exemples d’installations éphémères et autres happenings artistiques consacrés au dérèglement climatique sont légion. S’y ajoutent des œuvres artistiques en tous genres – peintures, dessins, bandes dessinées, pièces de théâtre, romans, sculptures, gifs et autres emojis – qui traitent, de près ou de loin, du climat. Dans le cinéma, cela a même donné lieu à un nouveau genre, le «cli-fi» ou fiction climatique.

Comme l’écrit la géographe française Nathalie Blanc, cette climatisation de l’art contribue à la diffusion et à la normalisation de récits «qui structurent [nos] façons de se raconter le changement climatique»1>Nathalie Blanc. 9. Esthétique et changement climatique. Alexis Metzger. Le climat: au prisme des sciences humaines et sociales, Editions Quae, pp.183-197, 2022, Nature et société, 978-2-7592-3432-5. . La projection de faux sang sur une toile accrochée à une plate-forme gazière. Un récital de Yo Yo Ma en plein air et en hommage aux glaciers. L’installation de blocs de glace géants en plein cœur de Paris. Les milliers d’images sur Internet de la Terre en feu ou fiévreuse avec un thermomètre dans la bouche. L’assimilation, dans le film Don’t Look Up!, de la crise climatique à un astéroïde qui nous fonce dessus. Ces différentes œuvres et représentations artistiques participent à la production d’une «appréciation sensible» partagée du dérèglement climatique.

Cette «esthétique du changement climatique» est certes forgée par l’expérience directe d’un climat en surchauffe. Mais elle est aussi le fait d’acteurs – artistes, mais également communicants, ONG, Etats, entreprises, publicitaires, fondations philanthropiques2>L’installation de Eliasson a, par exemple, été financée par la fondation du milliardaire homme d’affaires Michael Bloomberg.… – qui, au nom de la préservation du climat, promeuvent des appréciations sensibles et des représentations particulières du dérèglement climatique en cours.

Comme l’explique la chercheuse étasunienne Anna Kornbluh, on voit ainsi émerger des esthétiques dominantes de la crise climatique. Qu’il s’agisse d’une forme de «pessimisme apocalyptique» teinté de romantisme, ou «d’un utopisme naïf» à base de technosolutionnisme, d’individualisme héroïque et de solutions de marché, ces esthétiques dominantes reflètent généralement les jugements de goût et les sensibilités de groupes sociaux dominants, fortement dotés en capital économique et culturel, majoritairement blancs, originaires du soi-disant «Nord global», et qui dominent actuellement le débat climatique international.

Face à ces esthétiques dominantes, Kornbluh appelle à la construction d’une contre-esthétique du changement climatique; une contre-esthétique centrée sur la planification démocratique de la transition bas carbone, sur la justice, et sur les luttes (et les victoires!) collectives. Ce faisant, et à contre-courant de celleux (y compris à gauche) qui estiment qu’à l’heure de l’urgence climatique, l’art ne serait qu’une distraction, elle nous rappelle très justement que la justice climatique passera nécessairement par la déconstruction des esthétiques dominantes, par le soutien massif à la création artistique sous toutes ses formes, et par la diffusion de nouveaux imaginaires et récits. La transition bas carbone sera juste, populaire et belle, ou elle ne sera pas.

Notes[+]

Edouard Morena est maître de conférences en science politique à la University of London Institute in Paris (ULIP).

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