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Le cinéma face à l’ordre bureaucratique

Plus de bureaucratie et moins d’autonomie. «La politique de subventionnement d’Elisabeth Baume-Schneider nuit au cinéma suisse», fustige Samir. Le cinéaste et producteur zurichois déplore la hausse des exigences imposées à la profession par les nouvelles règles de l’OFC, ainsi qu’une réaffectation des ressources au détriment des fonds alloués aux aides. Eclairage.
Samir Jamal Aldin: «Le sujet tabou n’a pas été abordé lors de la rencontre avec Mme Baume-Schneider: les fonds s’amenuisent, tandis que les exigences imposées aux cinéastes ne cessent d’augmenter.» Ouverture officielle du 78e Festival de Locarno, le 6 août 2025. KEYSTONE
Culture

Comme chaque année, l’industrie cinématographique suisse s’est réunie les deux premières semaines d’août au Festival de Locarno. Vingt-huit films suisses étaient au programme, une bonne cuvée. A première vue, le contexte économique n’est pas mauvais non plus: en 2024, la part de marché du cinéma suisse a avoisiné les 10%, un niveau qu’elle n’avait pas atteint depuis longtemps. Et grâce à la nouvelle obligation d’investissement de 4% pour les plateformes de streaming («Lex Netflix»), on peut s’attendre à une augmentation quantitative de la production de films et de séries dans le secteur commercial au cours des prochaines années.

Chaque été, l’Office fédéral de la culture (OFC) invite systématiquement les représentant·es du monde politique et du secteur cinématographique à Locarno. La conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider a prononcé un discours devant les cinéastes réunis, intitulé «L’économie culturelle à la croisée de la créativité, du marché et de la politique». Les platitudes sur l’importance de la promotion culturelle ont d’abord été bien accueillies. Mais Mme Baume-Schneider a ensuite fait référence à une étude1> «L’encouragement du cinéma suisse en mutation», Goldmedia, sur mandat de l’OFC, octobre 2024, www.bak.admin.ch/bak/fr/home/creation-culturelle/cinema/statistiques-et-publications—cinema/autres-publications.html (pdf) réalisée par une société de conseil berlinoise mandatée par l’OFC pour examiner la situation de l’industrie cinématographique suisse. Les résultats devaient servir de base à la nouvelle ordonnance sur l’encouragement du cinéma (OECin). L’annonce même d’une telle étude avait déjà suscité le mécontentement de la profession l’année dernière. Les réserves étaient justifiées: le résultat est décevant.

Loin de la réalité

La principale recommandation de cette étude, qui a coûté près de 200 000 francs: le cinéma suisse doit gagner en visibilité grâce à une promotion nationale. Ce conseil n’était pas surprenant de la part d’une agence de marketing. Et nombre de ces recommandations simplistes («trop de films», davantage de «films orientés vers le marché», etc.) sont très éloignées de la réalité du paysage cinématographique suisse, caractérisé par sa diversité. Mais comment un cabinet de conseil berlinois, qui emploie une directrice d’étude ne parlant ni français ni italien, pourrait-elle le savoir?

L’étude et le secteur s’accordent sur un point: l’introduction de programmes de promotion économique locale. Comme en Autriche, où 80 millions d’euros sont débloqués chaque année pour attirer les productions cinématographiques étasuniennes et allemandes, qui génèrent ensuite des revenus bien supérieurs réinjectés dans l’économie locale lors des tournages.

Mais le sujet tabou n’a pas été abordé lors de la rencontre avec Mme Baume-Schneider: les fonds s’amenuisent, tandis que les exigences imposées aux cinéastes ne cessent d’augmenter. La bureaucratie est de plus en plus lourde: malgré les mesures d’économie, l’aide publique au cinéma crée constamment de nouveaux postes pour des tâches que le secteur pourrait assumer de sa propre initiative et en s’auto-organisant. Symboliquement, lors de la table ronde consacrée à la nouvelle politique de l’OFC, seuls deux cinéastes étaient présents sur le podium, aux côtés de quatre personnalités politiques et administratives. De quoi évoquer, pour les cinéastes les plus âgés, un rassemblement politique de l’ère soviétique.

Le problème fondamental auquel est confrontée l’industrie cinématographique n’a pas non plus été abordé: les ressources stagnantes des aides publiques au cinéma ne suffisent plus depuis longtemps pour soutenir efficacement la relève et garantir la continuité des cinéastes reconnus. A moyen terme, la forte présence des films suisses dans les grands festivals internationaux est ainsi compromise. Ces films ont jusqu’à présent façonné l’image culturelle de la Suisse à l’étranger. Une telle notoriété ne se conquiert pas grâce à des comédies et des films pour enfants à succès, mais grâce à des films d’art et d’essai exigeants, qui ne peuvent voir le jour que grâce à la libre créativité des cinéastes.

Mais voilà que l’OFC veut désormais dicter aux cinéastes le type de films qu’ils doivent produire. Il souhaite notamment voir davantage de films pour enfants et de films de genre. De telles directives2> Voir la «Présentation des grandes lignes des régimes d’encouragement 2026-2028», OFC, 24.01.2025, www.bak.admin.ch/bak/fr/home/creation-culturelle/cinema/aktuelles.html constituent une restriction drastique aux libertés entrepreneuriales et culturelles. Or le succès de cette industrie repose sur la liberté entrepreneuriale et artistique des cinéastes. Cela ne fonctionnera pas avec un plan quinquennal contrôlé par
l’Office fédéral de la culture.

Les coûts augmentent

Dans le secteur cinématographique, personne ne s’oppose à ce que, parallèlement aux films d’art et d’essai relativement bon marché, des films de genre nationaux onéreux soient également produits, comme le souhaitent les bailleurs de fonds. Mais cela ne peut se faire sans une augmentation des aides sélectives. Or celles-ci n’ont pas été augmentées depuis seize ans, alors que les coûts de production ont crû rapidement. Les nombreuses nouvelles exigences en matière d’inclusion, de diversité, de production respectueuse de l’environnement, etc., qui ont été introduites ces dernières années, ont également contribué à faire grimper les coûts. Il existe désormais des réglementations pour tout.

Même l’inflation, d’environ 5%, n’a pas non plus été prise en compte durant cette période. Les professionnel·les du cinéma – création et équipes techniques – réclament à juste titre une augmentation de leurs salaires afin de compenser la hausse des coûts. Mais les producteur·ices ne peuvent se le permettrent financièrement. Au final, les projets sont souvent garantis par une renonciation partielle aux cachets, voire par la suppression des frais de production. Cela sape les bases économiques des productions cinématographiques indépendantes.

La forte présence commerciale des productions suisses dans les séries télévisées et les contenus en ligne se heurte donc à la faiblesse de la promotion culturelle. Et c’est précisément dans ce domaine que non seulement les économies doivent se poursuivre, mais que des réglementations et exigences bureaucratiques créent des obstacles supplémentaires.

Un exemple est l’extension du mandat de Swiss Films, une agence publique jusqu’à présent chargée de promouvoir le cinéma suisse à l’étranger, qui sera désormais également chargée de la promotion du cinéma suisse en Suisse. Cette décision se fonde sur les conclusions de l’agence de conseil berlinoise selon lesquelles le cinéma suisse serait trop peu visible au niveau national.

En dépit de toutes les objections, l’OFC a décidé de réaffecter 690 000 francs à Swiss Films, au lieu d’augmenter modérément les crédits de production cinématographique. En contrepartie, Swiss Films a engagé une nouvelle personne qui n’est pas issue du secteur cinématographique. Celle-ci a depuis recruté des collaborateur·rices. On peut supposer que ces dernier·ères ne viennent pas non plus du domaine du cinéma, mais du marketing. En effet, l’administration fédérale a reproché à plusieurs reprises à la profession de ne pas être capable de «vendre ses produits». Depuis, il a été révélé que la majeure partie de l’augmentation du budget de Swiss Films est utilisée pour couvrir les coûts salariaux de ces nouveaux et nouvelles employé·es – des salaires dont personne, dans le secteur de la distribution indépendante, n’ose même rêver.

Il existe de nombreux autres exemples illustrant comment l’administration alourdit la bureaucratie et étend son contrôle sur la production et la distribution cinématographiques. A l’avenir, deux des membres de la commission chargée d’évaluer les projets à soutenir – composée de six expert·es – seront employés à titre permanent. Cela contraste avec les autres expert·es qui siègent dans les commissions à titre bénévole. Les critères de sélection de ces employé·es permanent·es ne sont fixés nulle part.

Une proposition rejetée

Le secteur cinématographique est conscient que les fonds publics sont limités. C’est pourquoi il a soumis à l’OFC des dizaines de propositions visant à atténuer la pression budgétaire. Il s’agirait par exemple de limiter les conditions d’octroi et de simplifier les procédures. Le système français pourrait servir de modèle. En France, il n’est pas nécessaire de soumettre des dossiers de plusieurs centaines de pages comme chez nous. Les budgets et les plans financiers ne doivent être présentés que de manière succincte. En effet, tout spécialiste sait que beaucoup de choses évoluent au cours du processus de financement. Le plus important dans un film, c’est l’idée, c’est-à-dire le scénario. Ce n’est que lorsqu’une grande part du financement est assurée que l’aide française examine tous les détails. Elle s’épargne ainsi en première instance les formalités administratives que l’OFC doit engager avec nous.

Lors d’une rencontre entre Mme Baume-Schneider et l’Académie du cinéma en février, une demande a été formulée pour organiser une table ronde avec l’ensemble de la filière. La profession devrait être associée aux efforts d’économie, dans le but de simplifier les règlements et de trouver des solutions innovantes en matière de financement. En effet, la section cinéma de l’OFC dispose d’un budget total de 57 millions de francs, mais seuls 27 millions sont consacrés à la production cinématographique. Le reste va à la «superstructure», c’est-à-dire à la bureaucratie. Notre proposition a été rejetée par Mme Baume-Schneider.

Notes[+]

Samir est cinéaste, producteur et coprésident de l’Académie du cinéma suisse.

En 1994, il a fondé la société de production Dschoint Ventschr, qui a depuis produit de nombreux films de fiction et documentaires primés à l’échelle internationale.

Paru sur le site de la NZZ le 19 août 2025. Traduction de l’allemand: CO/Deepl/GoogleTrad