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Cartographie d’une nouvelle nature

L’ouvrage Notre nouvelle nature de l’anthropologue Anna Tsing propose un guide pour comprendre, à l’échelle microlocale, les ravages de l’Anthropocène.
La cartographie interactive proposée par Notre nouvelle nature explore les petites et grandes histoires des perturbations écologiques de l’Anthropocène, loin des grands schémas planétaires. THANG NHAT TRAN
Anthropocène

De passage à Paris pour quelques jours à l’occasion de la sortie de Notre nouvelle nature – Guide de terrain de l’Anthropocène, l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing, également professeure à l’université de Californie à Santa Cruz et à celle d’Aarhus au Danemark, nous a accordé un entretien qui nous plonge dans les recoins inexplorés des désastres écologiques. Après le succès de son ouvrage Le champignon de la fin du monde, dans lequel on découvre ses pérégrinations autour du matsutake, un champignon qui ne pousse que dans les forêts ravagées par l’industrie, Anna L. Tsing codirige depuis 2020 un projet de recherche collective nommé le Feral Atlas. Cette cartographie interactive explore les petites et grandes histoires des perturbations écologiques de l’Anthropocène, loin des grands schémas planétaires. C’est de cet ambitieux projet qu’est né le guide Notre nouvelle nature qu’elle signe avec trois coautrices, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou.

Jakarta face à la montée des eaux 1

 

 

 

Quelle est cette «nouvelle nature» dont il est question dans votre livre?

Anna L. Tsing: Il s’agit d’une nature qui naît ou se transforme par le déploiement des grandes infrastructures industrielles et impérialistes. Ce que nous appelons les écologies «férales». Habituellement, le terme se réfère plutôt à des animaux domestiques qui seraient retournés à l’état sauvage. De notre côté, nous l’avons étendu et réinventé de manière à désigner des phénomènes naturels provoqués par les grands projets industriels, mais qui ont totalement échappé au contrôle humain.

Notre atlas, dont est tiré ce guide, propose d’explorer dans le détail ces effets féraux afin de rendre compte autrement de la nature terrestre. Un exemple est celui de la maladie de la «mort subite du chêne», qui a fait d’immenses ravages dans les forêts de Californie et d’Oregon dans les années 1990 et 2000. Elle est causée par un agent pathogène, Phytophthora sp., qui s’attaque spécifiquement aux arbres. Les pathologistes forestiers ont été capables de retrouver que cette maladie avait été importée par le transport industriel de pépinières de plantes infectées qui ont été envoyées par camions tout le long de la côte ouest des Etats-Unis.

L’ouvrage est présenté comme un «guide de terrain» pour analyser l’Anthropocène depuis ses «patchs» (patchy Anthropocene, en anglais). Un concept au cœur de votre approche, mais intraduisible en français. Qu’est-ce qu’un «patch» exactement? Et en quoi change-t-il notre façon d’appréhender l’Anthropocène?

Nous avons emprunté ce terme à l’écologie de paysage. Il désigne un lieu de dynamiques homogènes parmi toutes celles qui composent un paysage. Il n’y a pas vraiment de définition du patch, puisqu’il dépend de ce que vous recherchez et de ce que vous souhaitez regarder. Si vous vous intéressez à un champignon, le patch sera là où il pousse. Il s’agit plutôt d’une unité d’action, le fait de regarder quelque chose qui se passe à un endroit précis, à un moment particulier. Cela implique un art d’observer en prêtant attention au granulaire, au particulier, à travers différentes échelles de temps et d’espaces.

«Nous cherchons à revitaliser les sciences naturelles en sortant des pratiques scientifiques occidentales, qui s’inscrivent également dans une histoire coloniale» Anna Lowenhaupt Tsing

Ces patchs sont constitutifs de l’Anthropocène, et représentent autant d’expressions de ses effets. Ils forment une mosaïque permettant de voir les multiples dynamiques de perturbations qui sont à l’œuvre – comme les extinctions, les toxicités, les radiations et les maladies – et de ne pas se limiter à de grandes modélisations planétaires abstraites.

Cette démarche, comme vous l’indiquez dès le début de l’ouvrage, se situe à l’intersection des perspectives féministes et décoloniales. Comment cela se traduit-il?

Tout d’abord, nous nous intéressons à l’emprise des infrastructures humaines sur les cinq derniers siècles, c’est-à-dire à partir de la colonisation européenne, et non pas de la Révolution industrielle. Puisque c’est à ce moment-là que les destructions et les bouleversements d’ampleur ont commencé, avec l’asservissement des peuples et de leurs terres. Nous le montrons dans le livre à travers l’exemple des plantations.

Ensuite, nous cherchons à revitaliser les sciences naturelles en sortant des pratiques scientifiques occidentales, qui s’inscrivent également dans une histoire coloniale. Celle d’explorateurs européens qui viennent étudier des plantes ou des animaux, sans considération pour les populations indigènes vivant à leurs côtés. Nous ne voulons pas reproduire ça. C’est pourquoi nous accueillons différents types de savoirs, d’observateurs et de témoignages, émanant d’autres cultures et expériences locales.

La prise en considération de cette multiplicité des points de vue et des récits dans l’analyse que l’on souhaite produire est aussi caractéristique des approches féministes en sciences. Ce sont des démarches plurielles, qui partent du terrain en engageant un travail à la fois social et culturel avec les personnes et les milieux concernés, plutôt que d’appliquer une méthode unique.

Le livre appelle à une réconciliation entre les sciences naturelles et les sciences humaines. Il est écrit que «l’idée qu’étudier les non-humains implique nécessairement de négliger les injustices [sociales] n’est pas vraie!»

Je crois qu’il est impossible d’étudier les êtres humains comme s’ils vivaient de manière séparée des non-humains, et inversement. On le voit avec l’alimentation, les terres ou… les maladies. D’où viennent-elles? L’un des projets que nous avons intégré à l’atlas est celui de l’anthropologue Paulla Ebron, qui s’est intéressée aux espèces présentes à bord des navires négriers.

En entassant les esclaves dans des conditions inhumaines, ces navires sont devenus des lieux propices aux maladies. C’est là qu’est née une nouvelle souche de moustiques, dont la lignée est encore aujourd’hui responsable de la dengue, de zika et de la fièvre jaune. Les patchs de l’Anthropocène aident justement à visibiliser les croisements entre injustices sociales et les catastrophes environnementales.

D’où l’importance d’intégrer l’histoire aux sciences biologiques, comme vous l’avez toujours défendu?

Oui, la «nouvelle nature» dont nous parlons est une nature où les histoires humaines et non humaines se retrouvent complètement entremêlées. L’histoire naturelle n’est pas quelque chose de révolu, avec des espèces figées qui se reproduisent de façon linéaire. Toutes ne cessent d’évoluer au cours du temps, et cette évolution est en partie due aux activités humaines. Nous devons considérer les non-humains comme des acteurs à part entière de notre histoire.

Contrairement au Champignon de la fin du monde, qui racontait une histoire positive de l’effet féral, cet ouvrage se concentre sur ses phénomènes dévastateurs. Pourquoi ce choix?

J’ai raconté plein d’histoires positives dans Le Champignon de la fin du monde, mais cela m’a inquiétée que l’on puisse l’interpréter comme une sorte d’espoir transcendant. Comme s’il n’était finalement pas nécessaire d’agir puisque finalement, il y aurait toujours des champignons.

Alors, je me suis demandée comment attirer l’attention sur les histoires les plus sombres de la féralité pour inviter à s’en préoccuper sans effrayer? Tout le projet est une tentative de réponse à cette question pour conduire à s’intéresser et s’engager autrement dans les relations écologiques sur Terre. Nous devons apprendre à faire attention à cette nouvelle nature qui est partout autour de nous, avec ses facettes les plus incroyables, comme les plus abominables.

Comment la prise en considération de cette nouvelle nature peut-elle nous aider à forger de nouvelles formes de résistances face au capitalisme?

En aidant à construire des coalitions de toutes sortes, entre communautés humaines et non humaines, et pas juste un seul grand mouvement. Cette analyse de terrain par les patchs est aussi un outil permettant de voir plus précisément où nous pouvons travailler les uns avec les autres, qui sont nos alliés et comment agir face à toutes ces agressions simultanées. Elles invitent à une politique par la coalition, plutôt que par l’héroïsme.

Notre nouvelle nature – Guide de terrain de l’Anthropocène, d’Anna Lowenhaupt Tsing, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou, 2025

Paru sur reporterre.net en juillet 2025