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Europe-Mercosur, accords à risques

Les accords commerciaux entre l’Europe (AELE et UE) et les pays du Mercosur amorcent une phase décisive. Critiqués pour leur manque de garanties suffisantes en matière de déforestation, de droits humains et de protection de l’environnement, ils suscitent une opposition de plus en plus virulente des mouvements sociaux. Eclairage.
Mobilisation contre l’accord commercial entre l’UE et le Mercosur devant le siège de la Commission européenne, à Bruxelles, en novembre 2024. KEYSTONE
Économie

Début juillet, après huit ans et 14 cycles de négociation, l’Association européenne de libre-échange (AELE), qui réunit l’Islande, la principauté du Liechtenstein, la Norvège et la Suisse, a annoncé la conclusion d’un traité de libéralisation du commerce avec ses partenaires du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay). Quoique le processus de révision juridique, de signature formelle et de ratification par chaque parlement soit susceptible de durer plusieurs mois, la fin des négociations de ce «mini-accord» envoie un signal politique par le haut aux pays qui doivent ratifier le «grand accord», soit le traité de libre-échange entre le Mercosur et l’ensemble des 27 Etats de l’Union européenne (UE). Accepté formellement en décembre 2024, ce traité est en cours de traduction et de débat parlementaire dans les Etats partenaires.

La négociation entre le Mercosur et l’AELE apparaît ainsi comme un nouveau ballon d’essai pour l’ensemble des négociations entre l’Amérique du Sud et l’Europe: ces tractations font l’objet de vives critiques de la part d’organisations paysannes et syndicales, ainsi que d’organisations non-gouvernementales en matière d’environnement et de coopération au développement.

AELE-Mercosur, le «petit» accord

Le traité commercial entre l’AELE et le Mercosur se propose d’instaurer une zone libre-échange incluant un peu plus de 270 millions d’habitants. Selon le communiqué du Mercosur, «les deux parties bénéficieront d’un meilleur accès aux marchés pour plus de 97% de leurs exportations, ce qui se traduira par une croissance du commerce bilatéral et par des avantages pour les entreprises et les individus». Le traité vise pratiquement tous les secteurs des échanges. Il régira le commerce des biens et des services, les investissements, les droits de propriété intellectuelle, les marchés publics, les compétences, les mesures sanitaires et phytosanitaires, les obstacles techniques au commerce, les affaires légales y compris la résolution des litiges. Il inclut aussi un chapitre relatif au commerce équitable et au développement durable (2.07.2025), que les voix critiques considèrent comme purement formel et insuffisant.

La Suisse – au rang des pays les plus intéressés à la signature de ce traité – se frotte allégrement les mains. En 2024, ses exportations de marchandises vers les pays du Mercosur ont dépassé les 4 milliards de francs, ce qui représente une augmentation de 32% par rapport à 2014. Bien que le bilan commercial actuel s’avère déjà très positif pour elle, dès l’entrée en vigueur du nouvel accord, 95% des exportations de la Suisse vers les pays du Mercosur seront totalement exempts de droits de douane. En contrepartie des avantages dont bénéficieront les exportateurs helvétiques, la Suisse accorde au Mercosur des contingents bilatéraux pour des produits sensibles du secteur agricole, telle la viande. Selon le communiqué officiel, «la plupart des contingents sont de faible importance (moins de 2% de la consommation totale), ou correspondent aux importations actuelles, et sont donc soutenables pour l’agriculture suisse»3.

«Grand» accord en vue

Quant à l’accord conclu fin 2024 entre l’UE et les pays du Mercosur, après quasiment cinq lustres de négociations, il doit encore être ratifié par chacun des parlements sud-américains, ceux des 27 membres de l’UE, et être approuvé par le Conseil de l’UE et le Parlement européen. Néanmoins, certaines parties de cet accord pourraient entrer en vigueur provisoirement avec les seules signatures de l’institution supra-européenne et de son partenaire sud-américain. S’il était définitivement approuvé, ce serait l’un des traités de libre-échange exerçant l’impact le plus important au niveau international: 700 millions de personnes, dans des pays représentant quasiment un quart du PIB mondial. Pourtant, le dernier mot n’a pas encore été dit. Plusieurs gouvernements européens (dont la France, l’Autriche et la Pologne) s’opposent à la version actuelle de l’accord, alors que d’autres pourraient s’abstenir. Un minimum de quatre pays réunissant ensemble 35% de la population de l’UE suffit pour bloquer l’accord.

D’importants acteurs sociaux manifestent depuis des années leur opposition ouverte à ce traité qu’ils considèrent comme «un accord toxique pour les agriculteurs, l’environnement et les droits sociaux ici [en Europe] comme dans les pays du Mercosur.» De nombreux mouvements sociaux ont convoqué une manifestation dans le Quartier européen de Bruxelles, où se trouve le siège de la Commission européenne, pour le 4 septembre 2025. Relevant le fait que «certains gouvernements [de l’UE] tentent de conclure l’accord avec une annexe sur le climat, supposée répondre aux critiques», les organisateurs de la manifestation estiment cependant que «cette annexe ne modifierait absolument pas les impacts réels sur l’environnement, les droits humains et l’agriculture, tant ici que dans les pays du Mercosur».

La colère sociale enfle

A la mi-juillet, quatre des principales organisations paysannes européennes ont envoyé une lettre aux responsables politiques de l’UE leur demandant de rejeter l’accord commercial UE-Mercosur dans sa version actuelle. Cet accord, affirment-elles, pourrait causer «des dommages irréversibles» aux secteurs vulnérables de l’agriculture européenne et mettre en danger la souveraineté alimentaire des pays sud-américains. Les signataires de cette lettre représentent une large palette de communautés rurales et de travailleurs actifs dans le secteur alimentaire et du tourisme du continent européen1>«Europe: Les paysan·nes et les travailleur·euses agricoles appellent les ministres de l’UE et les député·es européen·nes à s’opposer à l’accord commercial UE-Mercosur», 8.07.2025, viacampesina.org/fr/ (direct: tinyurl.com/3xypyaxw).

Depuis des années, leurs homologues latino-américains ne cessent d’exprimer leur rejet de ce traité. En février 2025 déjà, les femmes de la Via Campesina ont occupé clairement le terrain en affirmant que, bien que «l’équipe diplomatique du gouvernement Lula ait proposé d’en réviser certains aspects, mais l’essence de la structure néocoloniale de l’accord n’a pas changé». Raison pour laquelle, affirment-elles, «il est urgent de prendre conscience de l’ampleur des régressions sociales prévues et d’analyser aussi la menace pesant sur les droits des femmes, spécialement les paysannes, ainsi que sur les eaux et les forêts». En outre, et tout aussi préoccupant, «le pilier commercial de l’accord reproduit des asymétries commerciales historiques, [en privilégiant] l’échange traditionnel de matières premières minérales et agricoles en provenance du Mercosur contre les produits industriels en provenance d’Europe».

Cependant, l’opposition ne vient pas seulement des mouvements sociaux ruraux. La dernière semaine de juillet, la Centrale unique des travailleurs du Brésil (CUT) et la Coordination syndicale du Cône Sud (CCSCS) ont adressé une lettre à la délégation de la Commission du commerce international (INTA) du Parlement européen pour exprimer leur opposition à l’actuel accord Mercosur-UE. Rédigée en collaboration avec la Confédération européenne des syndicats (CES), cette lettre dénonce «le manque de transparence dans les négociations, l’absence de participation sociale, l’utilisation d’un langage abscons et les risques concrets que l’accord comporte pour les travailleurs, l’industrie régionale et l’environnement». Les syndicalistes considèrent que le traité conforte une logique économique néolibérale et néocoloniale, en favorisant les grandes entreprises au détriment du développement soutenable et de l’intégration souveraine des pays du Mercosur. S’il se concrétise, ajoutent-ils, cet accord conduira à une désindustrialisation, à la réduction de la production nationale et à une plus grande dépendance à l’égard des produits manufacturés européens importés.

Après vingt-cinq ans de discussions, l’Amérique du Sud et l’Europe parviendront-elles à faire avaler la pilule amère d’un accord contesté par plusieurs Etats et dénoncé par d’importants mouvements sociaux dans ces deux continents? Cette question demeure ouverte, sur un arrière-fond alarmant: celui de l’offensive mondiale sur les droits de douane lancée ces derniers mois par Donald Trump. Offensive qui promeut une nouvelle dynamique commerciale et politique susceptible de jouer en faveur de ceux qui jugent un «mauvais accord» UE-MERCOSUR préférable à «aucun accord».

Notes[+]

Traduction: Hans-Peter Renk.