La qualité du sperme baisse et les grossesses surviennent toujours plus tard. Conséquence: les risques d’un désir d’enfant inassouvi notamment dus à l’âge augmentent. En Suisse, entre 6000 et 7000 couples recourent chaque année à la procréation médicalement assistée.
Ces techniques incluent l’insémination artificielle, qui consiste à placer le sperme à proximité immédiate des trompes de Fallope, les méthodes de fécondation in vitro (FIV) – dont la plus courante est l’injection intra-cytoplasmique de spermatozoïdes, qui consiste à injecter un seul spermatozoïde directement dans l’ovule – ainsi que la congélation de sperme et d’ovules.
Rien qu’en Suisse, une trentaine de centres de procréation médicalement assistée proposent diverses techniques de reproduction, et il en existe des milliers dans le monde. «Le désir d’enfant est devenu un marché florissant», note Carolin Schurr, professeure de géographie sociale et culturelle à l’Université de Berne. «Des consortiums transnationaux gagnent beaucoup d’argent avec le sperme, les ovules, la FIV et les technologies reprogénétiques.» On estime que le marché mondial de la fertilité atteindra entre 40 et 80 milliards de dollars d’ici à 2030.
Don d’ovules rarement altruiste
En Suisse, la réglementation de la médecine reproductive est stricte par rapport à d’autres pays européens: outre la maternité de substitution, le don d’ovules y est interdit. En 2019, 500 couples ou personnes seules sont allé·es à l’étranger pour accéder à des techniques de reproduction, selon une étude menée par l’équipe de la chercheuse, en collaboration avec le Centre interdisciplinaire pour la recherche en études de genre de l’Université de Berne.
C’est une approximation, les auteures estimant que le tourisme reproductif est nettement plus fréquent. Le don d’ovules concernait quelque 80% des cas, avec le plus souvent un voyage en Espagne, considérée comme première destination européenne dans ce contexte.
Carolin Schurr déplore le fait que, dans le débat public sur le don d’ovules, la perspective des personnes souhaitant avoir un enfant domine. Son équipe s’intéresse donc aux expériences des donneuses et en a interrogé 30 en Espagne. «Le don altruiste est une illusion, explique la chercheuse. Le don d’ovocytes a presque toujours des motifs économiques.» Parmi les interviewées figuraient des femmes touchées par la précarité, mais aussi des femmes issues de la classe moyenne qui utilisaient cet argent pour financer leurs études ou subvenir aux besoins d’un proche.
En Espagne, les donneuses d’ovocytes ne reçoivent pas de salaire, mais une compensation de 1000 euros environ par don. «Certaines ont effectué jusqu’à 20 prélèvements d’ovules, raconte la géographe. Pour elles, c’était un simple travail.» Un travail très risqué: selon une expertise de l’ONG allemande Genethisches Netzwerk, le don d’ovules peut entraîner un syndrome d’hyperstimulation ovarienne potentiellement mortel, une infertilité et des troubles psychosociaux.
Selon Carolin Schurr, la notion de don suit aussi le stéréotype de genre selon lequel les femmes fournissent des prestations reproductives par amour: «Les médecins et techniciens de laboratoire gagnent de l’argent avec ces procédés. Pourquoi pas les donneuses?» De nombreuses féministes rejettent aujourd’hui catégoriquement le don d’ovules: les personnes précarisées d’Europe du sud et de l’Est ainsi que du Sud global seraient exploitées pour satisfaire le désir reproductif des riches. En Suisse, on discute aussi actuellement de la forme que pourrait prendre un don d’ovules équitable. La Confédération a réagi à la demande croissante et a fixé, fin janvier, les grandes lignes pour une autorisation à partir de 2026.
Les sciences sociales s’intéressent de longue date à l’équité en matière de procréation, de contraception et d’avortement qu’elles considèrent comme autant de facettes d’un même thème complexe. Aux Etats-Unis, dans les années 1990, des femmes afro-américaines ont élaboré le concept militant de «justice reproductive». Pour elles, pouvoir disposer de son propre corps et décider librement d’avoir un enfant ou non dépend aussi de facteurs socioéconomiques et de l’accès aux ressources. Carolin Schurr s’y réfère dans sa recherche actuelle. Avec une équipe de huit personnes, elle examine comment la procréation est guidée de manière ciblée sur le plan politique, quelle reproduction est souhaitée et à qui elle est refusée.
Trop pauvres pour la contraception
De telles inégalités apparaissent de manière caractéristique dans un projet de Milena Wegelin. L’anthropologue sociale de la Haute école spécialisée bernoise étudie avec sa collègue Laura Perler la situation des femmes enceintes dans les centres d’asile. A cette fin, elle a notamment mené des entretiens avec des femmes arabophones dans le canton de Berne. Malgré un désir d’enfant, elles sont nombreuses à décider de ne pas tomber enceintes une fois arrivées dans un centre. «La situation des femmes enceintes est particulièrement précaire dans les centres fédéraux pour requérant·es d’asile, note la chercheuse. Elles sont nombreuses à ne pas manger assez, n’ayant pas la possibilité de satisfaire les besoins alimentaires spécifiques d’une grossesse et de cuisiner.»
Et il manque parfois d’espaces de soins post-partum et de salles d’allaitement. «En même temps, il leur est difficile de ne pas tomber enceintes, car elles n’ont souvent pas accès à la contraception.» L’aide sociale ne suffit pas pour acheter la pilule, par exemple. D’où cette situation paradoxale: dans les hébergements collectifs, les requérantes d’asile tombent enceintes sans le vouloir ou sont privées des conditions adéquates pour mener une grossesse à bien. En parallèle, des Suissesses dépensent des fortunes pour réaliser leur désir d’enfant à l’étranger.
Les injustices dans le domaine de la procréation ont une longue histoire, note Nicole Bourbonnais, chercheuse au Geneva Graduate Institute. Elle a publié au printemps un ouvrage sur les politiques de la reproduction au XXe siècle. «Les politiques eugéniques ont promu la stérilisation forcée dans un certain nombre de pays au début du XXe siècle, comme plus tard des programmes de contrôle de la démographie», résume l’historienne canadienne.
Aujourd’hui encore, il existe des cas de stérilisation forcée, qui ciblent généralement des groupes marginalisés et des minorités ethniques, ainsi que des personnes en situation de pauvreté ou atteintes d’un handicap. «Les groupes dominants sont en général encouragés à procréer, tandis que les minorités sont soumises à des pressions ou délibérément empêchées de le faire.» Cette politique a touché les personnes trans en Suisse jusqu’en 2017. Lors d’une opération de réassignation sexuelle, les femmes biologiques devaient se faire stériliser afin que leur nouveau sexe soit officiellement reconnu.
La Suisse en queue de peloton européen
«La société voulait absolument éviter qu’il y ait des hommes enceints ou des femmes qui fécondent», note Tanja Krones, spécialiste en éthique clinique à l’Hôpital universitaire de Zurich. De plus, la société partait aveuglément du principe que les personnes trans ne voulaient pas d’enfants. «Toute une génération n’a jamais pu procréer en raison de stérilisations forcées.» Celles-ci n’ont été abolies en Suisse qu’en 2017, grâce à une décision de la Cour européenne des droits de l’homme.
Tanja Krones codirige le Pôle de recherche Human Reproduction Reloaded à l’Université de Zurich, qui met l’accent sur les technologies médicales de procréation et leurs conséquences sociologiques, éthiques et juridiques. Le Special Interest Group Transgender and Gender Diversity, créé en 2024, regroupera aussi les recherches dans ce domaine. Le savoir acquis sera ultérieurement intégré dans la formation des médecins. Pour Tanja Krones, la Suisse a un grand retard à combler en matière de justice reproductive. Selon l’Organisation mondiale de la santé, l’incapacité d’obtenir une grossesse après un an de rapports sexuels réguliers non protégés est par exemple considérée comme une maladie.
L’OMS recommande donc aux Etats de considérer la fécondation in vitro comme partie intégrante de la santé reproductive. De nombreux pays européens – dont la France, la Belgique, la Suède et le Danemark – prennent déjà en charge les coûts de la FIV, en général aussi pour les couples lesbiens et les femmes célibataires. Mais pas la Suisse. Une injustice, estime Tanja Krones: «La question se pose inévitablement: qui peut se permettre d’avoir des enfants en Suisse?» Car la recherche le montre clairement: le marché mondial
de la reproduction connaît de profondes inégalités.