Trois événements récents survenus dans cette région, passés largement inaperçus en Europe, révèlent une stratégie concertée. A travers la manipulation du patrimoine, la glorification de figures controversées et une alliance régionale ostentatoire, la Turquie, l’Azerbaïdjan et le Pakistan orchestrent un effacement progressif de l’héritage arménien au service d’un projet panturquiste assumé.
Ani: quand la restauration devient effacement.
A la frontière turco-arménienne, le site médiéval d’Ani, jadis capitale du royaume arménien des Bagratides et classé au patrimoine mondial de l’Unesco, fait l’objet d’une restauration controversée. Menée par Ankara sans consultation d’experts arméniens, elle transforme la présentation du lieu. La cathédrale d’Ani, joyau de l’architecture chrétienne orientale, est désormais présentée, avant tout, comme la «mosquée Fethiye» (Mosquée de la conquête) du nom donné sous l’occupation seldjoukide. Le terme «arménien» demeure absent des brochures touristiques. L’Unesco, restée silencieuse, est appelée à diligenter une enquête indépendante.
Talaat Pacha: la provocation assumée.
Le 21 juin 2025, 28 députés turcs du parti Iyi, issu d’une scission du parti d’extrême droite MHP, ont proposé de rebaptiser le poste-frontière d’Alican entre la Turquie et l’Arménie du nom de Talaat Pacha, l’un des 3 architectes du génocide des Arméniens. Cette initiative témoigne d’un double langage de la part des autorités turques : alors que des intentions de « normalisation » sont affichées, l’une des figures clé de la politique négationniste d’État est honorée. Le maire d’Ankara a d’ailleurs inauguré un mémorial en son honneur le mois dernier. L’Institut Zoryan propose une alternative qui aurait valeur de réparation symbolique : nommer le poste frontière en hommage à Hrant Dink, journaliste arméno-turc assassiné en 2007 car il avait œuvré à une société turque plus inclusive.
Stepanakert: une mise en scène triomphale.
Le 4 juillet 2025, à Stepanakert, l’ex-capitale du Haut-Karabakh vidée de sa population arménienne à la suite d’un blocus dedix mois dont la Cour pénale internationale (CPI) a dit qu’il était illégal, puis d’une offensive militaire azérie en septembre 2023, s’est tenu un sommet réunissant notamment les dirigeants turc, azerbaïdjanais et pakistanais. «Trois Etats, une seule nation», a proclamé Recep Tayyip Erdogan à l’issue du sommet. L’imagerie mobilisée à l’occasion par la presse proche du pouvoir (trois loups, symbole des ultranationalistes turcs) traduit les ambitions régionales. Cette mise en scène, qui se tient sur des ruines humaines et culturelles, marginalise l’Arménie et nie l’existence même de son patrimoine dans les territoires conquis.
L’opportunité suisse.
Face à cette offensive, la Suisse dispose d’un levier unique. La motion parlementaire 24.4259, adoptée en 2024, invite le Conseil fédéral à organiser un forum international pour la paix, axé sur un dialogue entre l’Azerbaïdjan et les représentants des Arméniens du Haut-Karabakh. L’objectif est de favoriser un retour sûr et durable des populations déplacées par la force.
Cette initiative s’inscrit dans la tradition diplomatique helvétique de médiation. Alors que le silence de la communauté internationale alimente l’impunité régionale, la Confédération peut faire entendre une voix indépendante et légitime. Reste à convaincre le gouvernement de concrétiser cette motion dans un contexte dominé par les logiques de puissance.
L’enjeu dépasse le seul Caucase: c’est l’architecture du droit international qui est testée. La réponse de la Suisse déterminera si la diplomatie multilatérale peut encore faire barrage à l’effacement programmé des peuples minoritaires.