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Au Lignon, dans les souffles de la cité

Nerea Viana Alzola est doctorante en sociologie urbaine et habitante de la cité genevoise du Lignon. En mai, elle a animé une balade à travers le quartier, issue de ses recherches académiques, dans le cadre du festival participatif Explore demain. Retour sur cet espace pluriel, «vécu, habité, interprété au quotidien», et sur les récits qui s’y attachent.
En marche vers la silhouette emblématique du Lignon. © EXPLORE DEMAIN
Balade sociologique

Il était presque dix heures trente, et tandis que je m’avançais depuis mon appartement vers la place du Lignon, le vent s’engouffrait dans les passages, me frôlait comme une mémoire éveillée. Ici, dans ce quartier, le vent devient personnage. Il change de visage selon les saisons: bise glaciale en hiver, courant vif à l’automne, brise douce au printemps. C’est le souffle du Lignon, brut et tendre, qui soulève souvenirs, voix et fragments de vies. Le 17 mai, je suis venue en écouter le murmure, lors d’une balade urbaine à laquelle j’ai eu le plaisir de contribuer en tant qu’habitante du quartier. Une exploration à l’écoute du lieu, inscrite dans le cadre d’Explore demain, un festival citoyen organisé par le Département cantonal du territoire (DT) depuis 2019, qui invite à rêver, échanger et imaginer ensemble un futur commun.

Dans cet esprit, une phrase m’est revenue en tête au fil de la marche. Le poète Paul Valéry écrivait dans Le Cimetière marin: «Le vent se lève… il faut tenter de vivre.» Un vers simple, mais dense de possibles. On peut l’interpréter comme une invitation à ne pas céder lorsque les repères vacillent, à chercher un sens même quand tout semble incertain. En pensant au Lignon, ces mots prennent une résonance particulière. Comme beaucoup de grands ensembles, il a connu ses tempêtes, des moments où le vent se lève. Mais ici, les habitant·es ont aussi su tenter de vivre, redonner souffle au quotidien, recréer du lien malgré les fractures.

Cette relation entre fragilité et vitalité était justement au cœur de la balade: retracer les trajectoires de celles et ceux qui ont traversé ce lieu, en explorer les expériences, les attachements, mais aussi les ambivalences. Car le Lignon n’est pas seulement une architecture emblématique. C’est un espace vécu, habité, interprété au quotidien. Un lieu où se mêlent souvenirs d’arrivées, gestes d’appropriation, tensions et solidarités silencieuses. Marcher ici, c’est prêter attention à ces histoires souvent invisibles, à la manière dont les corps investissent les recoins du quotidien, dont les usages transforment les intentions initiales du bâti, dont les murs eux-mêmes gardent la trace des passages. Habiter les lieux: entre souvenirs, ruptures et visages familiers du quotidien.

Le silence du samedi matin n’est interrompu que par nos pas, quelques vélos, et les préparatifs d’un événement en cours d’installation. A première vue, l’endroit semble calme, presque figé. Mais il suffit de lever les yeux vers une façade, ou de s’arrêter devant une photo d’archives partagée sur le groupe Facebook du quartier «T’es du Lignon si…» pour que le passé refasse surface. Autrefois, chaque jeudi matin, la place s’animait. Les tentes blanches, les cagettes de fruits, l’appel du poissonnier Monsieur Rivolta, la fromagère qui offrait un morceau de gruyère aux enfants, et le bibliobus qu’on attendait comme une fête. Autour du marché, le quartier prenait forme et visage. Dans les souvenirs échangés en ligne, certain·es écrivaient: «C’était plus sympa, un vrai marché avec nos voisins.» Il y avait des visages, des voix, des gestes simples mais essentiels. Ce marché structurait une vie de proximité, une manière d’être ensemble, même sans toujours se connaître. En marchant sur cette même place, on perçoit, derrière les pavés silencieux, l’écho de ces jeudis matin.

Souffle spirituel et repère communautaire, l’église du Lignon. © FABIEN SCOTTI, PHOTOGRAPHE ET ANCIEN HABITANT DU LIGNON

 

Mais la mémoire du Lignon ne se limite pas aux scènes chaleureuses du quotidien. En avançant vers le cœur du quartier, une autre histoire affleure, plus brutale, encore vive dans les souvenirs. C’était celle de l’incendie de l’église, survenu il y a une dizaine d’années. Ce matin-là, des flammes avaient réveillé plusieurs habitant·es. L’émotion avait été immédiate. Ce lieu, repère affectif et spirituel, avait accueilli des communions, des mariages, des adieux. Il faisait partie du paysage, presque comme un centre symbolique. Très vite, une question s’était posée dans les échanges du quartier online: allait-on la reconstruire? Et comment? Certains souhaitaient une reconstruction à l’identique, d’autres proposaient un orgue, voire des panneaux solaires. Mais au fond, ce n’était pas seulement une affaire d’architecture. Ce débat posait la question du sens que l’on donne aux lieux, de ce que l’on souhaite transmettre, faire durer ou transformer.

Et puis, au détour d’une rue, un autre souvenir ressurgit grâce à la promenade: celui d’un visage devenu familier pour beaucoup. Coin-Coin faisait partie de ces figures discrètes mais profondément ancrées dans la mémoire collective. Il ne vivait pas au Lignon, mais il le traversait presque chaque jour, avec son sac, parfois un bonnet vert, saluant d’un geste ou d’un petit «coin-coin». Il ne parlait pas beaucoup, mais il était là. Présent. Pour certain·es enfants, il représentait une forme de repère. Pour d’autres, il faisait partie du décor – comme un banc, un arbre, quelque chose de rassurant. Quand il avait disparu, la question avait circulé: mais où était passé Coin-Coin? Deux articles dans la presse locale avaient fini par donner des nouvelles: on l’avait retrouvé dans une maison de retraite, un peu fatigué, mais toujours fidèle à son image. Et dans les commentaires du groupe Facebook, une phrase revenait souvent: «Coin-Coin faisait partie du quartier.» Sa simple manière d’être là, sans y vivre officiellement, incarnait une forme d’attachement au lieu – sans adresse, mais avec constance.

A travers ces récits – du marché disparu à l’église incendiée, des souvenirs partagés aux présences familières – la promenade raconte autre chose que l’histoire d’un quartier. Elle donne à voir les façons multiples et souvent invisibles d’habiter un lieu. Ce n’est pas seulement une question de logement ou d’infrastructure. C’est une question de liens, de gestes, de mémoire collective. Un quartier vit aussi grâce à celles et ceux qui le traversent, qui l’écoutent, ou simplement y laissent une trace.

A chaque lieu ses histoires

Après avoir traversé le passage entre la salle des fêtes et la crèche, je propose au groupe de continuer quelques marches plus loin. Un terrain de foot apparaît à notre droite, puis, presque au détour, un bâtiment bleu et gris. Aucun panneau, aucune enseigne – un lieu discret, que peu de participant·es reconnaissent au premier regard. Je propose une pause, et je commence à raconter. Ce bâtiment, c’est La Carambole. Quand je suis arrivée au Lignon, on m’a souvent parlé – parfois avec un petit sourire, parfois sur un ton plus inquiet – des «jeunes du quartier». Les termes variaient, mais souvent le discours portait une connotation négative. On évoquait des tensions, des incidents passés, une réputation parfois lourde. Ces paroles faisaient écho à un imaginaire collectif qui dépasse le Lignon lui-même, et qui touche plus largement les grands ensembles et la jeunesse des quartiers populaires.

Mais justement, si je me suis arrêtée devant la Carambole, c’est parce que ce lieu raconte aussi une autre histoire. A la fin des années 1990 et dans les années 2000, le quartier a connu des périodes de turbulence. Pourtant, les habitant·es ne sont pas resté·es silencieux. Il y a eu des mobilisations locales: la Charte citoyenne, le projet Mieux vivre à Aïre-Le Lignon, des actions éducatives dans les écoles et des lieux d’accueil. La Carambole en fait partie. Je partage alors avec le groupe ce que les habitant·es m’ont confié: vu de l’extérieur, cet espace a pu être perçu comme marginal. Mais à l’intérieur, il a toujours été traversé par des liens, des projets, des formes de solidarité discrètes.

Le Lignon dans un souffle d’orage, vu derrière un voile de pluie. © FABIEN SCOTTI, PHOTOGRAPHE ET ANCIEN HABITANT DU LIGNON

 

En discutant au fil de ma recherche, j’ai appris qu’avant de s’appeler La Carambole, ce lieu portait un autre nom: Disco Bulle. Dans les années 1980, c’était un repère pour les jeunes du quartier – un lieu de musique, de premières rencontres, de souvenirs joyeux. Sur Facebook, une personne raconte: «Le samedi après-midi, on allait au centre de rencontre d’Aïre. Au sous-sol, il y avait une petite disco, Bulle bien sûr, avec une partie disco et une autre où on jouait à la carambole. Et le toit servait pour la luge en hiver… Que de souvenirs!» A ce moment de la balade, une personne dans le groupe sourit. Elle reconnaît l’endroit: elle y venait quand elle était adolescente. Ce souvenir spontané rappelle combien la marche et le récit peuvent raviver une mémoire en dormance. Ce sont ces fragments-là que je cherche à faire émerger pendant la promenade.

Disco Bulle, puis La Carambole, fait partie de ce que l’on appelait les maisons de quartier de première génération à Genève, pensées pour encourager la vie collective dans les grands ensembles. Aujourd’hui encore, ce lieu continue d’accueillir des jeunes. Et récemment, un reportage télévisé a mis en lumière l’initiative de sept jeunes du Lignon, qui ont décidé ensemble de gravir le Mont-Blanc. En visitant ce lieu et en évoquant son histoire, je voulais montrer combien ces espaces peuvent être porteurs d’ambivalences: parfois stigmatisés, souvent essentiels, ils racontent à la fois des tensions sociales et des formes de sociabilité, de lien et d’appropriation urbaine. Dépasser les étiquettes permet d’écouter les trajectoires et les possibles qui y prennent vie.

En descendant vers le Rhône, à l’écart du béton, le Lignon révèle un visage moins connu. Là, entre les arbres et les chants d’oiseaux, un espace surprend: le Jardin Robinson. Niché au bord de l’eau, ce lieu semble suspendu entre ville et campagne, rurbain. On y retrouve cabanes en bois, brouettes, outils, et surtout une liberté rare. Les enfants du quartier le connaissent bien. Ce jardin, c’est leur terrain d’expériences. Mais il est aussi bien plus qu’un simple espace de jeu. Son histoire raconte une autre manière de faire la ville: depuis les années 1980, des habitant·es se sont mobilisé·es pour créer un lieu à leur image, vivant, accessible. C’est une initiative née «par le bas», avant que les politiques participatives ne deviennent tendance. La rénovation récente du jardin a suscité débats et résistances: fallait-il préserver son esprit brut ou le rendre plus conforme aux normes actuelles? Ce lieu cristallise une tension car rénover, ce n’est pas seulement construire; c’est aussi négocier des mémoires, des pratiques et des affects.

Silhouette rouge sur fond de béton, en mémoire des souffles disparus. © FABIEN SCOTTI, PHOTOGRAPHE ET ANCIEN HABITANT DU LIGNON

 

Juste au-dessus, un autre repère dialogue silencieusement avec le jardin: la Grande Tour du Lignon. Visible à des kilomètres, elle incarne la modernité d’après-guerre, mais aussi une mémoire plus difficile. Pendant longtemps, elle a été marquée par des épisodes douloureux – des récits discrets, parfois tus, mais bien présents dans la mémoire locale. Dans les années 1980, une silhouette rouge est apparue, peinte clandestinement tout en haut de la tour. Depuis, une légende urbaine s’est tissée autour de cette présence, comme un écho discret aux trajectoires de celles et ceux qui ont choisi de laisser ici leur dernier souffle. En 2015, une pétition citoyenne intitulée Plus jamais a été lancée par des habitant·es, réclamant la sécurisation des accès. Cette mobilisation a permis de lever un tabou, tout en ouvrant un débat essentiel sur la prévention du suicide, en particulier chez les jeunes. L’association Stop Suicide a été auditionnée à cette occasion, soulignant combien la question reste actuelle et sensible. En marchant entre le Jardin Robinson et la Grande Tour, on mesure l’ambivalence de ce quartier: des lieux de vie, d’invention, de liens, mais aussi de blessures, de récits en creux. La balade devient alors un espace de narration collective, pour faire émerger des histoires enfouies, construire des ponts entre générations et ouvrir la voie à d’autres futurs.

Souffle rural entre béton et verdure, pause gourmande à la Ferme du Lignon. © EXPLORE DEMAIN

 

Nous terminons la balade à la Ferme du Lignon, autour de quelques produits locaux. Une pause simple, mais pleine de sens: ici, les saveurs prolongent les récits, et le territoire se laisse goûter autant qu’il se raconte.

Nerea Viana Alzola est doctorante en sociologie, Université de Genève et LASUR-EPFL.