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Une cohésion sociale par le haut?

«La cohésion sociale ne peut être décrétée sur mandats; elle se construit horizontalement – ‘par le bas’.» Animateur socioculturel retraité, Etienne Rouget déplore les «relations dégradées» entre une Fondation pour l’animation socioculturelle «toujours plus éloignée des valeurs participatives» et des acteur·rices de terrain «maltraité·es et en souffrance». Point de vue.
Une première «Journée genevoise de l’animation socioculturelle» était organisée en mars 2023 par le collectif «En route vers Mars» à la Maison de quartier de Saint-Jean. DR
Genève

Alors que la mondialisation promettait de mieux «faire société» par des interdépendances et complémentarités pacifiques, les pouvoirs de domination de quelques-uns ont réussi à multiplier les techniques de guerres – commerciales, militaires, religieuses, cybernétiques, politiques, etc. Le «triangle magique» marché/Etat/société civile, qui rejoint la devise de la Révolution française Liberté-Egalité-Fraternité (muée en Solidarité), est ainsi déséquilibré, et la société civile se retrouve étouffée et délitée par les deux autres parties.

Les populations, fragmentées, archipellisées, instrumentalisées, sont rendues impuissantes par des gouvernants politiques et économiques qui prônent une «cohésion sociale» par le haut. Or la cohésion sociale ne peut pas être décrétée sur mandats politiques «par le haut», car la solidarité se construit par intégration horizontale, «par le bas», à partir des motivations et déterminations des personnes concernées, individuellement et collectivement. L’échelle de participation de Sherry Arnstein l’explique très bien, en situant le «pouvoir effectif des citoyens» au 3e niveau, lui-même composé de trois degrés: le «contrôle citoyen» au plus haut, suivi de la «délégation de pouvoir», puis du «partenariat»1> J. Donzelot, R. Epstein, 2006, https://tinyurl.com/3rtkw8fm.

A Genève, l’animation socioculturelle en était une illustration emblématique puisque, dès le début des années 1960, les autorités ont stimulé les créations de centres de loisirs à la condition que chaque lieu soit géré par une association réunissant «les éléments dynamiques et représentatifs d’un quartier (jeunes comme adultes)». Ceci en précisant explicitement qu’«il ne faut pas que l’organisme central tue ou se substitue au dynamisme du quartier ou de la commune»2> D. Felder, M. Vuille, «De l’aventure à l’institution: les centres de loisirs genevois», Cahiers du SRS n°12. 1979, Genève, p. 29-30..

Cette délégation de pouvoir sera confirmée en 1993 avec l’élaboration et la signature de la «Charte cantonale des centres» par l’ensemble des partenaires (Etat, communes, associations [bénévoles qui gèrent les centres] et professionnel·les). Elle indique notamment «privilégier la relation, soit l’être sur le faire», précisant qu’«on ne fait rien pour les gens si on ne le fait pas avec eux». Cette charte sera revalorisée en 1998 par l’adoption à l’unanimité des député·es du Grand Conseil de la «Loi relative aux centres de loisirs et de rencontres et à la Fondation genevoise pour l’animation socioculturelle» (LCLFASe), donnant ainsi naissance à ladite fondation, «chargée d’un mandat au service des centres». Les député·es avaient alors explicitement décidé d’«associer un maximum de gens du terrain à la fondation» en leur octroyant la majorité des voix au conseil de fondation.

Comme le précisent deux militants associatifs, «le but de l’animation n’est pas de faire entrer les habitants d’un quartier en relation, mais, en se fondant sur cette relation, de permettre à l’acteur potentiel (…) d’entrer dans un processus d’émancipation collective et de démocratisation». Car c’est «par la participation que se crée une cohésion sociale et la participation ne se construit que dans l’action collective»3> J.-M. Goy, P. Varcher, 2014, books.openedition.org/cse/283.

Différentes visions de la «cohésion sociale»

Mais des pressions commencent à apparaître dès 2002, les gouvernant·es politiques et institutionnel·les décidant d’intégrer des mandats sans participation associative. Puis, en 2008, c’est un conseiller d’Etat qui impose un virage à 180 degrés, modifiant la loi en urgence afin d’octroyer aux représentants politiques [communes et Etat qui versent des subventions] une majorité des sièges au conseil de fondation [au détriment des associations et du personnel]. «En clair, il instaure le principe ‘qui paie commande’» pour «imposer des priorités à ce milieu ‘un peu anar’, dit-il» (Tribune de Genève, 03/11/2008). Les relations ne sont alors plus vues «avec» autrui, mais «pour» autrui, «sur» autrui4> D. Laforgue, 2009, socio-logos.revues.org/2317, voire «contre» autrui.
Les gouvernant·es promettent l’élaboration participative d’un projet institutionnel, mais ils le délaissent très vite au profit d’une nouvelle gouvernance et de nouveaux statuts dans lesquels ils privilégient leurs politiques de la jeunesse ou leurs politiques socio-éducative et socioculturelle – donc «par le haut». Cette nouvelle prise de pouvoir évince les priorités des acteur·ices de terrain – l’associatif, la Charte cantonale des centres, les valeurs de l’animation socioculturelle – «par le bas» –, en totale contradiction avec le «mandat au service des centres» pourtant affirmé dans la loi.

En 2012, le même conseiller d’Etat affichera plus clairement ses conceptions de la participation en faisant voter par le Grand Conseil la «Loi relative à la politique de cohésion sociale en milieu urbain» (LCSMU). L’esprit en est clairement vertical, puisque l’Etat et les communes concernées s’y inscrivent comme des acteur·ices, qui «définissent notamment le territoire concerné, les objectifs poursuivis, le programme d’actions, les projets, les modalités de mise en œuvre, les délais ainsi que les ressources allouées par chacune des parties». Le «partenariat avec la société civile» n’intervient donc pas dans la conception des actions, mais uniquement dans la définition des besoins, puis l’élaboration et la réalisation des projets.

C’est toujours dans ce même esprit que la FASe engage un nouveau secrétaire général dont les objectifs seront de développer toujours plus d’actions et projets très éloignés des valeurs de libre adhésion, de participation, de changement social et de solidarité propres à l’animation socioculturelle, tels des suivis individuels de jeunes sous mandat judiciaire, des encadrements scolaires ou éducatifs, des formations de lutte contre la radicalisation…

Le «terrain» évite le politique

L’animation socioculturelle subit ainsi les injonctions contradictoires du «qui paie commande» («par le haut») tout en devant «répondre aux besoins et demandes des populations» («par le bas»). Les acteur·ices de terrain s’en retrouvent maltraité·es et en souffrance:

  • • Les volontaires et militant·es associatif·ves évitent tout conflit par les gouvernants, voulant avant tout «se soucier des gens, mais pas de la politique», comme le constatent Camille Hamidi en France et Nina Eliasoph aux Etats-Unis5> C. Hamidi, 2010, doi.org/10.4000/lectures.1085; N. Eliasoph, 2010, doi.org/10.4000/lectures.1119. Certain·es reconnaîtront ensuite avoir été atteint·es du syndrome de Stockholm.
  • • Les professionnel·les voient leurs savoir-faire et valeurs métier invalidés et déstabilisés par leur hiérarchie qui les considèrent dogmatiques, rigides, figés, inadaptés aux nécessités de flexibilité et d’adhésion aux changements imposés de l’extérieur6> D. Linhart, 2015, doi.org/10.4000/lectures.17816.

Les militant·es professionnel·les ne voulant plus servir d’alibi, l’assemblée générale du personnel ne trouve pas d’autre solution que de retirer ses représentant·es au conseil de fondation en février 2014. Elle dénonce un «partenariat qui n’a jamais pu se mettre en œuvre au sein du conseil de fondation; le degré de ‘participation’ tel que proposé depuis 2008 n’apparaissant plus en cohérence avec le sens et les finalités de l’animation socioculturelle».

Au sein du 4e groupe de travail sur le projet institutionnel, les acteur·ices de terrain proposent de «changer le nom de la fondation» ou «scinder la fondation en deux silos: l’un en processus ‘par le bas’, fidèle à l’animation socioculturelle, l’autre répondant à des mandats politiques ‘par le haut’». Mais le président (qui n’est autre que l’ancien conseiller d’Etat) refuse toute discussion et impose des exercices de «dynamiques relationnelles et émotionnelles».

Pour affermir leur autorité «par le haut», les gouvernant·es n’hésitent pas à diviser pour mieux régner, brisant le travail associatif «par le bas» porté par des groupes de bénévoles et de professionnel·les très hétérogènes. A tel point que certains centres voient leurs subventions amputées ou sont jugés ouvertement, parfois publiquement, comme manquant de professionnalisme. La FASe mandate également des cabinets d’avocat·es pour obtenir des avis de droit et enquêtes internes à charge. Mais elle élude toute critique sur ses propres dysfonctionnements internes – administratifs, en management et gestion RH –, ainsi que sur l’absence de débat démocratique et de projet institutionnel participatif FASe, annoncé depuis 2008. Des pertes de sens qui se font au détriment du travail de terrain avec les habitant·es.

Un conflit porté à l’externe

  • • Le 17 juin 2021, une manifestation intitulée «L’animation socioculturelle est en danger!» rassemble des professionnel·es et des bénévoles de l’animation socioculturelle devant les bureaux du secrétariat général FASe (Le Courrier, 18/06/2021);
  • • Le collectif Retrouver l’animation socioculturelle authentique et légitime (RASCAL) est créé (Le Courrier, 11/01/2021) comme lanceur d’alerte auprès des député·es du Grand Conseil sur le non-respect de la LCLFASe (15 messages et leurs pièces jointes envoyés à ce jour);
  • • Le collectif En route vers Mars organise le 4 mars 2023, le 27 avril 2024 et, prochainement, le 20 septembre 2025, des Journées genevoises de l’animation socioculturelle pour «remettre au centre du débat l’essence même de l’animation socioculturelle que nous refusons de perdre».

Le 1er novembre 2021, le Conseil d’Etat dépose un projet de modification de loi en urgence pour municipaliser les centres. Mais certain·es député·es, alerté·es par nos mouvements, demandent alors des éclaircissements. Il s’ensuit une concertation des principales parties prenantes dont le rapport confirme les fortes tensions internes et les profondes réticences au projet de modification de loi. Le Conseil d’Etat finit par renoncer à son projet de municipalisation en reconnaissant un «conflit ouvert depuis plusieurs années». Pourtant, il ne fait rien pour remédier à ce conflit. Au contraire, il ajoute de nouveaux mandats tels que «promouvoir la santé mentale», l’«insertion professionnelle des jeunes»…, toujours plus éloignés des valeurs participatives de l’animation socioculturelle.

Les relations internes (entre la fondation et les acteurs de terrain) se dégradent toujours plus et l’institution peine maintenant à trouver des acteur·ices de terrain compétents. Faut-il vraiment attendre que la situation devienne irréversible? Mesdames et Messieurs les député·es du Grand Conseil, pourquoi ne pas prolonger le rapport du Conseil d’Etat (M 2783-B du 3 avril 2023, répondant à la motion «Quel avenir pour la FASe?» M 2783-A), en demandant une enquête administrative de la FASe visant à remédier au «conflit ouvert depuis plusieurs années»? Les associations de la société civile méritent mieux que le silence politique qui les entoure.

Notes[+]

Etienne Rouget et animateur socioculturel et enseignant en travail social retraité.