Pléthore d’articles ont tenté de comprendre et d’ausculter les affaires de Vincent Bolloré et de son groupe. Afrique XXI a lui-même consacré un dossier à ses activités sur le continent. Depuis plusieurs années, le média français en ligne Les Jours y consacre aussi une série qui contient plus de 200 sujets… Bref. Bolloré est sous observation, d’autant plus depuis qu’il mène une offensive contre la presse : rachat et réorientation de la chaîne d’info en continu i-Télé devenue le média d’extrême droite CNews, soutien et promotion de l’animateur-producteur Cyril Hanouna et de son émission multicondamnée TPMP, reprise et mise au pas de l’hebdomadaire Le Journal du dimanche et de la radio Europe 1, ou encore du groupe d’édition Hachette, dont l’une des célèbres maisons, Fayard, est devenue l’éditrice privilégiée de personnalités d’extrême droite.
L’étude «Le système Bolloré, de la prédation financière à la croisade politique», réalisée par l’Observatoire des multinationales (ODM) et l’association altermondialiste Attac, parue le 24 avril, rassemble donc de nombreux éléments plus ou moins connus. Mais elle s’attarde aussi sur des points moins évidents, comme le montage financier complexe de cet empire aux contours flous et ce que représente dans le détail sa prochaine acquisition dans les médias en Afrique, le sud-africain MultiChoice.
Sur une soixantaine de pages, l’étude permet de mieux comprendre l’ascension du multimilliardaire, sa stratégie et, dans une certaine mesure, ses objectifs. Elle permet de saisir l’étendue de la galaxie Bolloré jusque dans des interstices peu connus, comme sa présence dans le projet controversé de TotalEnergies en Ouganda, Eacop, ou les intérêts du fonds souverain norvégien dans le groupe. Le conseil d’éthique de ce dernier a pourtant rendu un avis défavorable, tout comme «l’Association suisse pour des investissements responsables (Asir), qui fixe les lignes directrices en matière d’investissements durables des plus grands fonds de pension publics suisses, a pour sa part recommandé la mise en liste noire des sociétés de Bolloré ».
Une indifférence des politiques
Sur la question des médias, l’emprise de Bolloré dépasse largement la presse, secteur qui fait le plus parler. L’offensive est en fait plus large dans la culture en général. « Il contrôle également de manière plus ou moins étroite des studios, des boîtes de production audiovisuelle, des salles de spectacle, des plateformes de diffusion en ligne, des enseignes commerciales, des éditeurs de jeux vidéo», y est-il détaillé. Une « véritable ‘machine de guerre’ culturelle, poursuit l’étude, pour partie, mise au service de l’extrême droite.»
Vincent Bolloré bénéficie du soutien des banques, mais, plus inquiétant, il a aussi l’appui des pouvoirs publics et des politiques, sans lesquels il n’aurait pu acquérir sa puissance actuelle
L’étude rappelle que l’homme d’affaires breton, qui a repris l’entreprise familiale de papier bible et à cigarettes (Odet-Cascadec-Bolloré, OCB), est tout sauf un industriel, contrairement à ce qu’il aime revendiquer. L’héritier est un pur produit du capitalisme des années 1980. Il est avant tout formé par des banquiers et se comporte comme un capital raider, écrit le rapport. Toutes ses aventures industrielles sont loin d’être des réussites, à l’image de son activité dans les batteries électriques qui perd de l’argent.
Un réseau politique puissant
Il se révèle particulièrement efficace pour conserver le contrôle du groupe avec un minimum d’investissements grâce à un système baptisé «poulies bretonnes»: d’une première société détenue par la famille à 100 %, il va prendre un peu plus de la majorité d’une autre société (aux côtés d’un autre investisseur), cette dernière va faire de même sur une autre entité, etc. Au final, une seule société contrôlée à 100%, tout en haut, détient tout un tas d’autres entités avec, à chaque fois une valorisation supplémentaire. En bout de chaîne: une société extrêmement puissante (Bolloré SE).
Pour mener à bien ses activités en toute tranquillité, Vincent Bolloré bénéficie du soutien des banques, mais, plus inquiétant, il a aussi l’appui des pouvoirs publics et des politiques, sans lesquels il n’aurait pu acquérir sa puissance actuelle: «Les filiales Bolloré ont été et restent aidées par les pouvoirs publics français et les politiques jusqu’au sein du Parti socialiste – sous la forme de marchés publics, d’aides publiques, de mansuétude troublante de l’administration fiscale ou autre.» Le rapport rappelle de manière édifiante comment une partie du personnel politique se retrouve très proche de Vincent Bolloré et de ses sociétés.
Cette proximité des politiques avec le Breton jusqu’au plus haut niveau de l’Etat (Nicolas Sarkozy, François Hollande, Emmanuel Macron…) débouche sur une dépendance très problématique: «Ce soutien relativement classique, au sens où toutes les multinationales françaises en bénéficient, s’est transformé en dépendance et en crainte, puisqu’on a laissé Vincent Bolloré accumuler un pouvoir exorbitant dans le secteur des médias et de la culture.»
Il «irrigue le continent africain en profondeur»
Dans le chapitre «Bolloré et l’Afrique: héritage colonial, rentes, collusions et monopole médiatique», Attac et ODM reviennent sur l’une des origines principales des milliards d’euros de cash qu’il met aujourd’hui au service de son projet idéologique. Les raids financiers de Bolloré seront d’abord intenses sur le continent dans les années 1980 et 1990 vers «l’ancien empire colonial français, à coups de rachats externes», explique l’étude. Il devient d’abord le «roi» de la cigarette, puis un champion dans la logistique. Le continent africain a de loin été la vache à lait du groupe.
Certains chiffres parlent d’eux-mêmes: à la fin des années 1990, le tabac (Bolloré est alors en situation de «quasi-monopole en Afrique francophone») représente 7% des activités de Bolloré, mais contribue à plus du tiers de son résultat d’exploitation. Cet argent, il va l’investir dans les infrastructures portuaires et le rail au point d’«[irriguer] le continent [africain] en profondeur et [offrir] un maillage logistique sans équivalent». En se rapprochant des chefs d’Etat africains, Vincent Bolloré va réussir à récupérer plusieurs concessions dans la foulée de la Côté d’Ivoire – Togo, Guinée, Gabon, Ghana, Nigeria, Congo, Bénin…
Sa filiale Bolloré Africa Logistics – dans laquelle vont se retrouver des noms bien connus de la France en Afrique, comme l’Ivoirienne Martine Coffy-Studer, (…) devient un géant.
Fin 2021, Bolloré surprend nombre d’observateurs en annonçant être entré en négociation pour la vente de Bolloré Africa Logistics avec l’armateur grec (basé en Suisse) MSC. Les chiffres qui commencent à circuler sur le montant de cette vente éventuelle sont faramineux… Mais pourquoi vendre une activité si rentable? A cette période, un an après la crise sanitaire mondiale du Covid-19, le prix du fret a explosé et les armateurs regorgent de cash. En parallèle, Bolloré anticipe une baisse de rentabilité face à une concurrence accrue dans les ports. La vente aboutit en 2022. Elle lui permet de dégager 3,15 milliards d’euros de plus-value.
Une plainte pour «recel» et «blanchiment»
Depuis plusieurs années, Bolloré cumulait par ailleurs les attaques sur ses activités en Afrique : accident de train d’Eséka au Cameroun en 2016 (82 morts), soupçons de corruption d’agents étrangers au Togo et en Guinée, recours au travail des enfants dans ses plantations… Les procédures à l’encontre du groupe ne se sont pas arrêtées avec la vente de ses activités en Afrique. Malgré une procédure de plaider-coupable sur l’accusation de «corruption d’agent étranger», la somme versée par le milliardaire (375 000 euros !) a été jugée insuffisante par le tribunal correctionnel. En juin 2024, un procès a donc été requis. En mars, un collectif de onze ONG, «Restitution Afrique», qui reprochent les conditions d’attribution des ports à Bolloré, ont «initié une procédure inédite dans le but d’obtenir la rétrocession aux Etats concernés et aux ‘populations victimes’ des sommes empochées par Bolloré SE à l’occasion de la cession de ses activités logistiques et portuaires africaines». Les associations «ont porté plainte contre le groupe, Vincent Bolloré et son fils Cyrille pour ‘recel’ et ‘blanchiment’».
Ces affaires interviennent alors que la famille Bolloré s’est déjà déployée dans les médias. Après une large et rapide offensive en France, elle négocie actuellement le rachat de l’entreprise sud-africaine MultiChoice, qui, s’il abouti, fera changer d’échelle le groupe Canal+, déjà présent dans une quinzaine de pays d’Afrique francophone et qui pourrait devenir son navire amiral. Une fois de plus, l’Afrique sera donc au cœur de son expansion financière. Le rapport rappelle quelques chiffres pour Canal+, le continent représente 8 millions d’abonnés (9,8 millions en France), soit «près du tiers du total de ses abonnés à travers le monde». En 2023, son chiffre d’affaires sur le continent atteint 850 millions d’euros.
Avec l’acquisition de MultiChoice, Canal+ récupérerait 20,9 millions d’abonnés (ce qui doublerait son nombre actuel au niveau mondial) et son chiffre d’affaires devrait bondir de 45 % ». Essentiellement présente en Afrique anglophone et lusophone, la plateforme sud-africaine offrirait à Canal+ une «complémentarité presque parfaite».
Vincent Bolloré et ses héritiers n’ont donc pas abandonné l’Afrique, bien au contraire. Le fait que son déploiement se déroule désormais dans le secteur culturel et des médias est inquiétant: va-t-il se servir de ces plateformes pour, comme en France, diffuser son projet politico-religieux? Et comment résister aux offensives de Bolloré, en Afrique comme ailleurs? «Pour se mobiliser contre le système Bolloré, il faut en comprendre les rouages: son intégration dans les sphères économiques et politiques, ses méthodes brutales, ses moyens financiers redoutables, son influence démesurée», conclut le rapport.