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Quelques nouvelles en direct de Gaza

«Le problème, c’est qu’on s’habitue même à l’horreur», constate Nago Humbert. Face à une banalisation des souffrances des Palestinien·nes, le directeur de l’Observatoire éthique et santé humanitaire, à Neuchâtel, fait part de récents témoignages d’équipes soignantes reçus de la bande de Gaza.
Palestine

J’ai eu la chance après plusieurs tentatives de m’entretenir quelques minutes il y a quelques jours avec une collègue et amie qui travaille à Gaza depuis plusieurs années (je dois malheureusement taire son nom et sa nationalité pour des raisons de sécurité). Elle m’a décrit la situation humaine et sanitaire catastrophique provoquée par les attaques de l’armée israélienne depuis le 17 mars contre la population civile, les soignants et les lieux de soins, y compris les bureaux du CICR. Pour elle, et c’est difficile à imaginer pour nous, ce sont les semaines les plus violentes (qui ont fait des centaines de morts, dont plus de 300 enfants)1>Plus de 1300 Palestinien·nes ont été tués depuis la rupture de la trêve, selon le dernier bilan du ministère palestinien de la Santé, ndlr. qu’elle a connues depuis le début de la réponse de l’armée israélienne aux événements tragiques du 7 octobre.

Certes, vous vous dites qu’il n’y a rien de nouveau et que cette information n’a rien d’exceptionnel. Et c’est justement cela le problème: ce n’est pas exceptionnel, on s’habitue même à l’horreur. Mais quand la peur et l’angoisse ont un visage, cela relie l’horreur au concret de l’humain. Le regard de cette jeune femme qui me parlait depuis son téléphone et qui apparaissait sur l’écran de mon ordinateur, ce regard était celui de la détresse; pas la sienne: il reflétait comme dans un miroir le désespoir et la détresse de la population qu’elle tente modestement d’apaiser au quotidien dans cet enfer apocalyptique en soignant les souffrances traumatiques des enfants.

D’autre part, depuis la réintroduction du blocus [début mars], elle m’a confirmé que l’eau, la nourriture et les médicaments commencent à manquer. Notre entretien qui a duré une vingtaine de minutes a été rythmé par le bruit des bombes et les tirs de mitraillette. En tentant de maitriser mon émotion et mes craintes qu’elle soit blessée ou pire encore, je lui ai demandé s’il ne serait pas plus prudent de sortir de Gaza pour sa sécurité. Sa réponse fut cinglante: «Tu devrais me comprendre, toi qui as vécu ici; j’aurais l’impression de les abandonner, car s’ils ont besoin de soins, ils ont aussi besoin de témoins pour parler en leur nom. Car quand cela sera fini, je parlerai». Je n’ai pu exprimer que mon désarroi devant notre impuissance à stopper ce carnage, mais aussi ma colère vis-à-vis de la passivité de la communauté internationale. Avant de conclure notre entretien, je lui ai demandé de bien se mettre à l’abri pour se protéger… Mais quel abri?, m’a-t-elle demandé.

Autre nouvelle du jour: une équipe de soignants du Croissant Rouge palestinien a disparu depuis quelques jours. Ce matin, j’ai reçu ce message du PRCS (Croissant-Rouge palestinien): «Dear Dr. Nago, Unfortunately, no news yet about our team – on the update on casualties among our team, no change till the moment (36 in total killed, 22 of them on duty). Best regards. Rasha».2>«Cher Dr Nago, Malheureusement, nous n’avons pas encore de nouvelles de notre équipe. Quant à la mise à jour de nos pertes, aucun changement pour le moment (36 morts au total, dont 22 en service). Cordialement, Rasha».

Encore une fois, vous vous dites que ce texte ne vous apprend rien, car il n’y a rien de nouveau dans les paroles de mon amie-messagère ou du courriel de Rasha, que le récit d’une routine de la violence quotidienne qui fait encore parfois une brève dans les médias. Ce n’est plus une info qui fait l’actualité. Et c’est justement cela le problème. On s’habitue; pire, on se lasse de la répétition de ces événements tragiques et cette lassitude nous amène à banaliser l’horreur. «Et puis c’est loin… finalement cela ne nous concerne pas vraiment… cela devient même agaçant cette comptabilité macabre du nombre de victimes…» Les victimes de Gaza sont devenues une statistique et une statistique n’a pas de visage; le regard de ma collègue sur l’écran de mon ordinateur leur a donné un peu d’humanité. «Mais laissez-nous regarder ailleurs… Et cela fait si longtemps qu’ils sont en conflit… et des crises humanitaires il y en a ailleurs…» C’est vrai, d’autant que ce n’est pas une crise humanitaire, mais une crise politique.

Mais, dans le cas de Gaza, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas et l’histoire jugera notre passivité coupable.

Quand la mort d’êtres humains est banalisée par le confort de notre quotidien, alors c’est un peu de notre humanité qui meurt aussi.

Notes[+]

Nago Humbert est directeur de l’Observatoire éthique et santé humanitaire (OESH), ancien collaborateur du Croissant-Rouge et de l’OMS dans les territoires palestiniens occupés.