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Entartete

L’IMPOLIGRAPHE

Jusqu’au 25 mai se tient au Musée Picasso de Paris une exposition – «L’art ‘dégénéré’» – qui, à ses qualités d’exposition d’œuvres souvent remarquables et dont quelques-unes méritent le titre de «chef d’œuvre» (pensons au Metropolis de Grosz…), ajoute celle de nous remettre les pieds dans une histoire qui est à la fois celle de l’art et celle de la négation de la liberté de création en nous plongeant dans un moment paroxystique de la prétention d’un pouvoir politique de dire aux acteurs culturels ce qu’ils doivent faire et ne pas faire, et aux lieux culturels ce qu’ils doivent programmer et ce qu’il leur est désormais interdit. Une prétention commune au fascisme, au nazisme, au stalinisme et aux intégristes religieux. Et qui serpente désormais dans des milieux politiques qui naguère se disaient libéraux – et ne le sont plus que quand il s’agit d’économie. «On pourrait penser que le mensonge est une faute plus grave que la connerie», note la philosophe italienne Gloria Origgi… Au vrai, le mensonge et la connerie ne sont pas en concurrence mais en complément et en nourriture réciproque.

La présidente du Musée Picasso de Paris, Cécile Debray, présente ainsi l’exposition comme un «projet important, et nécessaire en ces temps incertains et troublés». Important pour la mémoire, nécessaire pour que le présent et l’avenir n’accouchent pas des mêmes pestilences qu’un passé tout de même assez récent: l’exposition nazie sur l’«art dégénéré» («Entartete Kunst») s’est tenue en 1937 à Munich – l’année même où Picasso exposait son Guernica dans le pavillon de la République espagnole, encore vaillante et combattante, de l’Exposition internationale de Paris et où non loin de ce pavillon se faisaient face, massifs et proclamatoires, ceux de l’Allemagne nazie et de l’Union soviétique stalinienne.

L’«art dégénéré» exposé par les nazis à Munich, l’extrême-droite de tous les pays d’Europe l’exécrait aussi. Et continue de l’exécrer. Les formes de cette «dégénérescence» ont changé et évidemment, le temps passant, les artistes l’incarnant ne sont plus les mêmes. L’obsession purificatrice, elle, ne change pas. Au point que l’on voit se dessiner aujourd’hui un mouvement inverse de celui des années 1930: les artistes et scientifiques alors persécutés dans une Europe mise en coupe réglée par les fascistes et les nazis fuyaient aux Etats-Unis – aujourd’hui, les artistes et scientifiques étasuniens privés des moyens de créer et de chercher commencent à fuir en Europe….

La guerre (in)culturelle et (anti)scientifique lancée aux Etats-Unis par le trumpisme, et qu’une partie de la droite de nos vieux pays rêve de lancer ici aussi, s’autodéfinit aussi comme une lutte contre la «dégénérescence» culturelle et scientifique. Et elle n’est pas ce qu’elle semble être, un mouvement brownien, une agitation irrationnelle, le produit des délires d’un cinglé inculte, mais un projet doté une stratégie.

Le projet? Revenir en arrière. Revenir sur toutes les conquêtes sociales, politiques, culturelles, tous les acquis scientifiques de ces cinquante dernières années. Epurer les champs de création et de recherche de tout ce qui, encore, trouble l’ordre des choses et des mots (parce qu’on s’attaque aussi aux mots). Effacer le féminisme, l’antiracisme. Délégitimer les luttes contre les inégalités, les discriminations, les atteintes à l’environnement – et, une fois ces luttes délégitimées, démanteler les dispositifs qu’elles ont réussi à construire. Et affaiblir les lieux de création, de débat, de recherche. Ne plus donner à voir, à lire, à entendre, que «ce qui vient au monde pour ne rien troubler» (René Char). En finir culturellement avec l’humanisme de la Renaissance et les ambitions des Lumières, et évidemment les inventions Dada et du surréalisme. L’invention, c’est l’ennemi. Il ne faut ni créer, ni chercher, il faut répéter, bafouiller.

La stratégie? S’attaquer aux ressources des lieux culturels, des créateurs, des chercheurs. Couper dans les fonds, les subventions, ou les supprimer purement et simplement. Supprimer les lieux. Virer les personnels.

Quelle réponse donner à ce projet, quelle résistance opposer à cette stratégie? Tant que nous le pouvons, tant que nos collectivités publiques en ont les moyens et la volonté, la réponse est de soutenir toutes les créations culturelles. D’abord et surtout celles qui ne sont pas encore admises par le «grand public». Celles qui dérangent par leur forme, leur démarche ou leur contenu. Du coup, on retombe à pieds joints sur nos modestes (apparemment) enjeux électoraux locaux. Parce que c’est là que se construit un tissu culturel. Or le soutien à la culture de création, et pas seulement à celle de reproduction, suppose des moyens. Moyens que nos collectivités publiques municipales et cantonales peuvent se donner et accorder – ou non. On ne fera pas l’injure aux lectrices et lecteurs avertis de ce quotidien («dégénéré» sans doute, lui aussi…) de ne pas faire la différence entre des forces politiques prêtes à se lancer, là où elles le peuvent, dans des opérations de «nettoyage» culturel, et les forces politiques prêtes non seulement à résister à ces opérations, mais à faire exactement le contraire de ce que veulent les épurateurs.

Et c’est ainsi qu’en partant de l’expo munichoise de 1937 contre l’«art dégénéré» on en arrive à une élection genevoise de 2025 contre la dégénérescence de la politique culturelle…

Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

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