C’est une question que j’aime bien poser, comme ça, au détour d’un verre de rouge, comme un contre-pied à la conversation ambiante: quel est le personnage qui a fait le plus de mal durant son passage sur terre, Truman ou Raspoutine?
On ne s’attend pas à devoir exhumer Harry Truman du fin fond de nos mémoires. Truman, un peu bas de cul, avec sur les bottes la terre de son Missouri natal, derrière ses airs de proviseur de collège privé, peut sembler fade à souhait. Il n’a pas les épaules de Roosevelt, il ne risque pas de voir son visage figé dans la roche au mont Rushmore… En gros, Truman, balancé comme ça, c’est flou, insipide comme des pâtes sans sauce et sans sel.
Raspoutine, par contre, prend ses aises dans l’imaginaire populaire. Une barbe sale, touffue, un regard de fou, des bacchanales, un sexe d’acteur porno. Les amoureux de Disney imaginent peu ou prou qu’il a violé les filles du Tsar et conduit la Russie à sa perte. Ses mains d’étrangleur, sa voix qui résonne dans la pénombre des palais pétersbourgeois alors que les soldats meurent sur le front en font un formidable salopard pour scénaristes.
Allez, lequel fait honte à l’humanité? On vote, ça fait sept à quatre. Sept qui désignent Raspoutine comme le plus malfaisant, mais je soupçonne que deux de ceux qui ont voté Truman ont senti le double-fond dans mes réflexions, présumé le piège, comme dans l’énoncé tordu d’un problème de maths. Les autres ont senti retentir la déflagration, vu monter le champignon.
Qui a fait le plus de mal, Truman ou Raspoutine?
Car Truman, c’est le doigt sur bouton. Le oui à Hiroshima. La mort industrielle, le massacre d’une ville entière, le mépris des civils, des conventions humanitaires. Un pur crime contre l’humanité même si l’Amérique ne l’a jamais reconnu. Et puis, devant l’ampleur du désastre, le doigt ne tremble toujours pas. Car après Hiroshima, il y a Nagasaki ou la répétition assumée de l’horreur.
Raspoutine illuminé, paranoïaque, titubant dans les arrière-cours d’un régime à bout de souffle, n’est certes pas un parangon de vertu, mais on peut fouiller sa biographie de fond en comble. Il n’a jamais tué personne. Ce sont bien les proches du Tsar qui l’ont abattu avant de le jeter dans la Neva gelée. Le rôle de Raspoutine dans la fin de l’empire russe peut être débattu à loisir, mais il est foutrement malhonnête de l’affubler de la défroque du criminel.
L’assistance n’est guère sensible à ma démonstration. Pourquoi clouer Truman au pilori, à quoi bon tirer Raspoutine du purgatoire de l’histoire? «Ça sert à quoi, tes conneries?» Sous-entendu: Raspoutine et Truman, personne n’en a plus rien à foutre.
C’est alors que, pour leur claquer le bec à tous, je me suis dépucelé de l’IA et j’ai demandé à Chat GPT ce qu’il fallait penser de Truman et Raspoutine, bien certain que le biais des vainqueurs, la loi du plus fort, donnerait le beau rôle à l’ex-président ricain, que l’histoire officielle sortirait gagnante de la démonstration. Raté. Et dans les grandes largeurs.
Chat GPT partage mon avis sur le sujet, confirme que Raspoutine est une énigme et Truman un criminel. J’en suis resté un peu ébahi, un peu déconfit aussi. Ma belle démonstration avait fait plouf. Ma pensée et mon rapport à l’histoire étaient moins subversifs que je ne voulais le croire.
Une bonne nuit de sommeil et j’ai conclu que nous devrons bientôt baisser les bras sur les réponses. La masse de données accumulées, récoltées, dépecées, par des logiciels à la puissance surhumaine ne nous permettront pas de conclure plus vite qu’elles.
Mais nous reste un espoir: l’art de poser les questions. Ce que l’on souhaite entrer dans la machine et la manière de le faire. Car il manque pour l’heure, j’aimerais articuler «pour longtemps» mais dans l’ère de compression du temps que nous vivons, les promesses à long terme ne sont que des vœux pieux, il manque, disais-je avant de digresser, deux éléments à l’intelligence artificielle: l’instinct de survie et la curiosité.
Cette curiosité, c’est celle que nous devons aux générations futures, en remède à la soumission technologique. Cela se résume en deux mots: géographie et histoire. Les deux branches principales, la colonne vertébrale trop souvent méprisée de nos écoles. Parce qu’à force de faire de Truman et Raspoutine au mieux des caricatures, au pire des oubliés de l’histoire, on finira par laisser sombrer dans le flou la Jérusalem multiethnique et pacifiée du début 1900, les accords de Munich et même les moustachus les plus sanguinaires de ce fichu XXe siècle. Tout ce qui devrait fonder notre conscience et motiver nos luttes.